Une carrière typique
Avant la Révolution, la paroisse de Saint-Jean de Bouguenais était plus étendue que ne l’est Saint-Jean de Boiseau aujourd’hui : mille cinq cents hectares environ pour deux mille âmes. Le seigneur de la paroisse était René de Martel, chevalier, Marquis de Martel du Pé, Seigneur de Boussay, la Malloraye et autres lieux. Sa demeure du XVIIe siècle, l’une des plus importantes avec le château de M. d’Aux, donnait sur la Loire. Entourée d’un grand parc avec un étang et, du côté Loire, des jardins descendant en terrasse jusqu’à la berge d’un petit ruisseau alimenté par le fleuve, elle était au centre d’un vaste domaine foncier qui comptait de nombreuses îles de Loire et des prairies fertiles.
René de Martel était né en 1726 et avait embrassé, comme bon nombre des siens, la carrière des armes. En 1745, on le retrouve lieutenant au régiment d’infanterie de Foix en garnison devant Briançon. A l’âge de vingt-cinq ans, il épouse Marie Elisabeth Delavas, dame de la Barre Theberge et Pannecé le Haut de qui il aura huit enfants. Ambitieux et aimant l’argent, il est dur en affaires avec ses métayers. Craint de la population, il s’approprie sans scrupule des terres litigieuses. De nombreux procès le mettront aux prises avec le riche M. d’Aux et les laboureurs de la paroisse. Mais rien n’y fait. Il marie son fils René à Thérèse Montaudouin, fille du riche armateur nantais avec qui il profite du commerce des « Isles ». De son pied-à-terre nantais, rue Royale, il surveille son négoce qui lui rapporte, avec ses terres, près de 15 000 livres de rente par année, quelque temps avant la Révolution.
Les signes avant-coureurs
Au cours de la messe du dimanche 29 mars 1789, le recteur de Saint-Jean de Bouguenais fit lecture à son auditoire : « Tous les paroissiens, nés français, âgés de vingt-cinq ans, non nobles et non membres du clergé devront se rassembler le mardi 31 mars, dans le cimetière, afin d’y rédiger le cahier des doléances ». René de Martel n’apprécia pas cette initiative, lui qui était solidaire de la noblesse bretonne pour ne pas députer quelques uns des siens en contestation de la dissolution du Parlement de Rennes. Il ne se manifesta pas lors de la rédaction du cahier mais il influença sa domesticité. Les revendications le mettaient pourtant bien assez en cause, lui, le spoliateur de biens : ‘…Il est demandé une abréviation du procès, car depuis quarante ans, les laboureurs plaident contre leur seigneur pour avoir le partage de quatre cents journaux de communs et depuis ce temps ils n’ont pu obtenir justice. Il y a même quelque chose de plus fort : le partage fut jugé en 1776 entre le seigneur et ses vassaux et depuis cette époque, non seulement le partage n’a pas été fait mais encore, le seigneur, en contravention de la sentence ordonnant le partage, sentence qu’il a souscrite et signée, a afféagé une partie des dits communs. Pourquoi ils demandent que tout ce que le seigneur a afféagé depuis la sentence de 1776 soit remis au premier état et que tous les fossés soient abattus aux frais et dépens de ceux qui les ont levés… »
Le curé de Saint-Jean est républicain, guide la population et lui fait approuver les décisions de l’assemblée parisienne. La création des communes avec l’élection d’un maire confisque le pouvoir du général de paroisse dont René de Martel était le membre le plus influent. Saint-Jean adopte bien vite son nouveau nom de Boiseau mais les deux camps se dessinent déjà. Les fidèles de l’Ancien Régime sont du bourg et de la Télindière, les autres fréquentent plus souvent le village de Boiseau. Les patriotes occupent tous les postes de la commune. Le Commissaire de la République, Saint, a aussitôt établi une liste de suspects sur laquelle le seigneur du lieu figure en bonne place.
Il faut faire vite…
Depuis qu’il fait l’objet d’une surveillance attentive, René de Martel et sa famille sont partis se réfugier à Nantes, dans le magnifique hôtel des Montaudouin ; ce n’est pas utile, car Beysser avec ses deux mille quatre cents hommes installe ses quartiers au château d’Aux en septembre 1793 afin de « nettoyer » la région. Les églises et les demeures nobles sont les premières visées. A Saint-Jean, le curé constitutionnel Danguin évite la destruction du château du Pé mais onze maisons de rebelles furent incendiées.
René de Martel avait du faire établir un certificat, pour lui et ses enfants, indiquant qu’ils résidaient bien dans la ville et qu’ils n’avaient pas émigré afin que leurs biens ne soient pas saisis.
Arrêté une première fois, le 9 avril de cette même année, sous le motif suivant : « Accusé de s’être montré l’agent du despotisme et de la tyrannie » (Bulletin du Tribunal Révolutionnaire VI 66) il est relâché peu de temps après. Incarcéré dans l’ancien couvent des Saint-Clercs il est libéré lorsque l’on découvre qu’il a souscrit en 1788 à la fête patriotique des Trois Ordres et que l’on n’a rien trouvé de grave à lui reprocher.
Libéré le 26 mai, il est de nouveau inquiété et arrêté. Durant sa courte période de liberté, il ne cache pas qu’il désapprouve les excès révolutionnaires. Un climat d’insécurité règne maintenant dans toute la ville. On arrête tous les jours quantité de gens sur de simples dénonciations, sans parler de la déportation des prêtres. Toutes les prisons et couvents sont pleins de prisonniers. Le 24 août, il est à nouveau arrêté à la maison Montaudouin. Transféré aussitôt au château de Bouffay, il est interrogé le lendemain. Voici d’ailleurs son interrogatoire : « Nous Jean-Louis Chiron et Charles Sorin, grands administrateurs au département et commissaires nommés par son arrêté du à l’effet d’entendre les particuliers détenus au château, sous les motifs de leur arrestation rapportons nous être transportés au dit château… »
A comparu René Martel
Interrogé sur son âge, profession et demeure : A répondu être âgé de 66 ans, sans profession, demeurant en cette ville, place d’Armes, maison Montaudouin où il a fait son domicile, lieu où il a été arrêté le jour d’hier.
Interrogé s’il connaît les motifs de son arrestation : A répondu qu’ils sont consignés dans le procès-verbal de son arrestation.
Interrogé s’il a fait à la municipalité de Nantes la déclaration d’armes et munitions qu’il peut avoir à sa disposition à répondu : Non, n’en ayant point.
Interrogé s’il avait prêté serment civique, a répondu : Non, mais qu’il s’était toujours conformé aux décrets et assemblées.
Interrogé s’il a fait une déclaration patriotique et payé sa cote part à la contribution, a répondu : Qu’il a payé toutes les contributions, qu’il avait une déclaration patriotique mais qu’il n’avait pu la payer, la suppression des droits féodaux lui ayant retiré la majeure partie de sa fortune et celle de ses enfants.
Interrogé s’il n’avait pas tenu des propos séditieux, ni prêté la désobéissance aux décrets, a répondu : Non.
Interrogé s’il n’a point entretenu correspondance concernant les affaires de l’Etat avec les émigrés, a répondu : Non, ni avec les émigrés, ni avec qui que ce soit.
Interrogé combien il a d’enfants et où ils sont actuellement a répondu : Qu’il lui reste trois demoiselles, dont deux sont mariées, l’une à M. de Moissaing demeurant ordinairement dans l’Evêché de Vannes, l’autre veuve de M. de Kerabas, la troisième est fille.
Interrogé sur la demeure actuelle de son gendre et de ses trois demoiselles a répondu que : Mme de Kerabas demeure à Nantes, ici avec lui et ses enfants, que Mme de Moissaing était encore dimanche dernier chez lui d’où elle est partie pour aller voir sa famille, que sa troisième fille est au couvent de Sainte Elisabeth de cette ville, qu’au surplus, il ignore où est actuellement M. de Moissaing.
Interrogé s’il n’est point opposé à l’assiette et perception des contributions, a répondu : Qu’il ne se mêle que de ses affaires et non de celles des autres.
Interrogé s’il connaît la liberté égalité décrite par l’Assemblée Nationale, a répondu :
Que toute sa vie il a regardé les hommes comme ses égaux, qu’il a vécu de même avec eux et qu’il sait que les Français sont nés libres, au surplus il déclare se soumettre à toutes les lois et décrets de l’Assemblée Nationale en ce qui concerne point la religion apostolique et romaine.
Interpellé de déclarer de quels sont ceux des décrets qui lui paraissent contraires à la religion catholique et romaine a déclaré qu’il n’avait à cet égard rien à répondre.
Tels sont les dires et déclarations duquel nature lui donné a dit qu’ils sont sincères, véritables et signés avec nous ».
Son motif d’inculpation fut : « Comploteur contre la Révolution agent du despotisme ».
Après son interrogatoire il est à nouveau conduit en prison aux Saint-Clercs, où il y a déjà quarante cinq autres détenus.
Les prisons sont alors surchargées et posent de nombreux problèmes d’hygiène dont sont victimes même les geôliers.
L’arrivée le 20 novembre 1793 du député de la Convention, Carrier, va aggraver encore cette situation. Chargé par le Comité de Salut Public de rétablir l’ordre à tout prix, il arrête de plus en plus, mais en même temps il extermine ses prisonniers pour faire de la place aux suivants. La Terreur règne alors à Nantes. Tous les prêtres, nobles et riches sont arrêtés, beaucoup sont noyés ou fusillés, mais malgré ces mesures expéditives, les prisons ne désemplissent pas.
Le voyage des humiliés
Le Comité Révolutionnaire dirigé par Carrier décide alors de transférer ces gêneurs à Paris. On les soupçonne de comploter pour livrer Nantes à Charrette. Parmi les cent trente deux personnes qui furent désignées figurait donc René de Martel qui venait d’avoir soixante-sept ans.
Cette décision de Carrier fut exécutée aussitôt. De Martel est transféré de sa prison des Saint-Clercs avec les quarante-cinq autres détenus, à celle de l’Eperonnière. Là quatre-vingt-sept autres personnes sont déjà rassemblées.
Le 7 frimaire an II (27 novembre 1793) sous la conduite d’un détachement du Onzième Bataillon de Paris, commandé par le citoyen Bouffart, ils sont conduits à l’extrémité de la ville de Nantes, sur le chemin de Paris.
Réveillés à cinq heures du matin, à sept heures rangés sur deux lignes dans la cour, les prisonniers destinés à un bien long voyage sont fouillés. On leur retire couteaux, ciseaux, rasoirs…
Ils ne peuvent emporter que leur couverture.
« Nous partîmes à midi, on nous avertit que quiconque s’écarterait d’un pas serait fusillé. Onze voitures avaient reçu le plus grand nombre de vieillards, malades et infirmes ».
Après une longue demi-journée de marche, ils arrivent à neuf heures du soir à Oudon sans avoir pris le moindre repas ni la moindre nourriture. Ils furent logés dans l’église sur de la paille.
Réveillés à sept heures, ils se mirent à nouveau en marche en direction d’Ancenis, puis de Varades où ils logèrent le soir suivant. Lors de la traversée d’Ancenis, ils faillirent être lynchés, les cris de la population et les jets de pierres s’abattirent sur eux.
Il fait très froid en cette de fin de novembre. Mal nourris, il y a déjà de nombreux malades lorsqu’ils arrivent au séminaire d’Angers à dix heures du soir. Leurs geôliers les avertissent qu’ils vont être assassinés. Le lendemain, enchaînés les uns aux autres, ils croient leur dernière heure venue.
Ils resteront dix-neuf jours dans cette ville. Logés dans les pires conditions d’insalubrité :
« Trente-cinq compagnons de nos misères sont morts probablement des suites de cet affreux séjour et plusieurs y ont contractés des infirmités pour le reste de leur vie ».
La veille du départ un médecin vint les examiner. Soixante furent déclarés comme ayant des infirmités graves. Ils quittèrent Angers sans regret, une seule voiture les accompagnait et permit le transport des plus souffrants, les autres furent liés six par six et promenés dans la ville, sous la menace de la foule.
Il est vrai que l’armée royaliste avait lancé une attaque contre la ville les jours précédents.
Pendant leur séjour, ils écrivirent deux pétitions pour adoucir le régime inhumain qu’ils subissaient. Ils n’eurent aucune réponse. La remontée sur Paris se poursuivait.
Après une halte aux Rosiers, ils atteignirent Saumur au bout du vingt-quatrième jour. Les conditions de détention rappellent celles d’Angers. Il leur faudra rester encore cinq jours dans ces geôles aménagées de litières pourries et empestées, sans le moindre chauffage. Ils furent conduits en charrette à Langeais où le maire fut le premier à avoir une réaction humaine envers ces hommes réduits à l’état de déchets. Il fit le maximum pour soulager leurs peines. Amboise, Tours et Blois virent, elles aussi, défiler ce sinistre cortège qui s’amenuisait d’étape en étape. Quatre d’entre-deux furent laissés mourants dans cette dernière ville. A Beaugency, ils eurent droit à leur premier repas à table depuis Nantes, il y avait un mois de cela.
« Aucun de nous ne s’était déshabillé depuis trente-quatre jours. Nous avions été conduits de cachot en cachot, d’église en église, d’écurie en écurie, couchant toujours sur de la paille souvent pourrie ».
Au départ de Beaugency, on décide de réduire le nombre de voitures qui transportent les malades. Plus de la moitié du groupe doit alors marcher à pied. Les malades doivent suivre aussi, ils se relaient dans les voitures pour prendre un peu de repos. A Orléans, on laisse encore deux moribonds dont l’un meurt dès le lendemain. René de Martel, au nombre des malades, passa alors non loin d’une maison qu’il possédait et où il reviendra mourir, mais il doit continuer ce pénible voyage. Arthenay, Angerville, Arpageon… Ils sont maintenant logés dans l’écurie des auberges où on les rançonne à chaque fois.
« …Il est impossible d’être plus mal logés et plus audacieusement pillés que nous l’avons été à Arpageon. Nous avons jugé inutile d’observer que tous les aubergistes nous ont écorchés, mai l’hôte d’Arpageon passait les bornes. Au lieu de paille, il nous donna des paillasses détestables, pour chacune desquelles il exigea dix livres. Il demanda un prix proportionné pour son souper qui n’était pas moins détestable que ses paillasses… Enfin le 16 nivôse, vers quatre heures du soir nous arrivâmes à Paris… Nous avions été précédés par la même erreur qui nous accompagnait sur la route. On nous annonça comme rebelles de la Vendée. On disait que nous étions l’Etat-major de l’armée catholique… ».
« …Ce fut sans doute par l’effet de manœuvres qui seront un jour connues que le lendemain de notre arrivée, tout Paris retentit de la nouvelle que cent dix brigands venus de Nantes, allaient être fusillés dans la plaine des Sablons. Les journaux l’annoncèrent, les colporteurs crièrent nos noms dans les rues et le peuple trompé se porta sur les Champs Elysées pour nous voir défiler ».
Le soir de leur arrivée ils furent enfermés dans les greniers de la mairie, puis le lendemain à la Conciergerie dans les cachots de la tour Montgommery. L’infirmerie fut remplie de tous les malades et mourants. Les soixante plus fortunés furent admis à la maison de santé Belhomme, les autres furent dispersés dans les diverses prisons de Paris. Le nommé Belhomme était un sinistre personnage demeurant rue Charonne, qui moyennant un royal financement établissait de faux rapports médicaux aux nobles qui cherchaient à sauver leur tête de l’échafaud. De Martel eut la chance d’être parmi ceux-là. La pension était très élevée, mais par l’intermédiaire de sa fille et de sa belle fille, l’argent lui parvenait. En effet, dès que les nobles ne pouvaient plus payer, un certificat de bonne santé était remis au Comité du Salut Public, qui envoyait les pauvres désargentés au bourreau.
René de Martel alors très malade parvint ainsi à sauver sa tête.
A leur arrivée à Paris, ils n’étaient plus que cent dix sur les cent trente deux partis de Nantes. Lors de l’ouverture du procès le 22 fructidor an II, ils n’étaient plus que quatre-vingt-quatorze. Tous les autres étaient morts dans les prisons parisiennes. Le seigneur de Saint-Jean, non remis de ce terrible voyage, n’assista pas au procès. Le récit du voyage cité plus haut fut rédigé en commun par les détenus de la maison Belhomme le 1er messidoran II et signé par eux.
Parmi les Nantais présents au procès figurait Philippe Trongoly ex-président du Tribunal Révolutionnaire. Il comprit aussitôt que sa seule chance de salut était de défendre ses codétenus.
Il décrivit à la barre les actions de Carrier et de ses hommes de mains. Après enquête de Marc Antoine Julien, délégué par la Convention à cet effet, le bourreau nantais se retrouva au banc des accusés. (Carrier commit la très lourde faute d’arrêter un délégué de la République, ami de Robespierre).
Carrier fut rappelé à Paris sous un faux prétexte, puis arrêté et jugé. Robespierre est à son tour guillotiné. La Terreur cesse, les langues se délient et les tribunaux sont enclins à la clémence. Les quatre-vingt-quatorze survivants de cette terrible épreuve furent acquittés et remis en liberté.
Lors de son verdict, le Président du Tribunal s’adressa ainsi aux pauvres prisonniers :
« Depuis longtemps privés de liberté, séparés de tout ce que vous avez de plus cher, le glaive de la Justice était suspendu sur vos têtes. Ne vous faites pas d’illusions, plusieurs d’entre-vous ne sont pas exempts de reproches. Bénissez la sage constitution du jury qui fait grâce aux coupables en considération de l’intention. Retournez dans vos foyers, racontez à vos concitoyens le tendre intérêt que vous ont témoignés les Parisiens et ne faites usage de votre liberté que pour affermir les bases de la République et faire triompher la liberté que vous avez juré de défendre jusqu’à la mort ».
Très diminué par une telle épreuve, René de Martel ne revint jamais à Saint-Jean-de-Boiseau, ni à Nantes. Il fit pourtant dès sa libération, une demande pour retrouver son bien qui avait été mis sous séquestre.
Satisfaction lui fut donnée le 26 vendémiaire an III.
Il se retira dans sa demeure d’Orléans où vint le rejoindre sa belle fille Thérèse Montaudoin, veuve de René de Martel fils. En plus du décès de son mari, elle avait eu le malheur de voir disparaitre ses trois filles.
Le seigneur de Saint-Jean ne vécut pas longtemps. Sa santé était ruinée et il décéda le 23 floréal an IV.
Jean-Luc Ricordeau