François Demangeat |
Nous sommes dans les Vosges en cette année 1758 tout près du col du Bonhomme. Ce n'est pas encore le département du Haut-Rhin puisque cette notion de département ne viendra qu'avec la Révolution. Un enfant vient de naître. Il s'appellera François Demangeat et s'éteindra près de 70 ans plus tard en 1827 après avoir influé fortement sur la vie de notre région. Durant 20 ans, en effet, il sera le régisseur de la toute jeune fonderie royale de canons d'Indret non sans s'être attiré quelques inimitiés dans les environs. Inimitiés qu'il put surmonter durant toute la période révolutionnaire et l'Empire mais que la chute de Napoléon précipita. Il se retirera à temps et sortira indemne de cette passe où il dut subir les assauts de certains de ses ennemis.
Suffisamment brillant dans ses études pour être nommé avocat à Colmar avant même que la Révolution n'éclate, Demangeat ne devait pas se sentir attiré par les plaidoiries et c'est dans une toute autre direction qu'il devait percer. En 1793, il se retrouve régisseur de la fonderie d'Indret sans que l'on sache très bien comment. Cette incertitude quant à sa nomination est partagée par certains responsables départementaux de l'époque qui ne surent pas comment il fut parachuté à ce poste et ne l'apprirent que plus tard alors qu'il était déjà entré en fonction. C'est ainsi que Sourdeval qui est Commissaire de la Marine à Nantes dont le domaine de compétence s'étend de Rochefort à Lorient jusqu'à Orléans et qui entretient une correspondance très suivie avec le Ministre de la Marine écrit le 15 Frimaire An II (05/12/1793) : « Tu as sans doute été informé par le citoyen Favereau que la fonderie d'Indret est actuellement en régie, je ne le sais que depuis quelques jours que le citoyen Capon vint avec le citoyen Demangeat qui est le régisseur pour me demander quelques fonds ». Le ministère lui répondra le 19 Nivose An II (08/01/1794) « Le Ministre vient d'arrêter, Citoyen, que le citoyen Demangeat nommé provisoirement régisseur de la fonderie d'Indret, par un arrêté des représentants du Peuple à l'armée de l'ouest en date du 1er brumaire de l'an 2 de la République (22/10/1793) jouirait, à compter de cette époque d'un traitement annuel de trois mille cinq cents livres ». Il aura donc fallu plus de deux mois après cette nomination pour que les plus hauts dignitaires régionaux chargés de la Marine apprennent cette nouvelle importante car Indret dont la mission était d'approvisionner les armées en canons durant cette période difficile était incontestablement un site stratégique de la plus haute importance. C'est si vrai que le château d'Aux fut l'objet d'attaques pour s'emparer de l'île et de ses canons.
François Demangeat devait bénéficier d'appuis solides sur le plan national. Cousin du conventionnel Reubel, il sut tout au long de sa carrière entretenir ses relations. Lorsque Napoléon vint à Indret en août 1808, il tint à décorer de la Légion d'Honneur cet homme pour les services qu'il avait rendus à la France. Mais en attendant cette marque de considération les compliments ne manquaient pas. Le 19 Brumaire An II (soit 18 jours après sa nomination) les membres nationaux du Comité de Salut Public « convaincus de la négligence et peut-être même de l'incivisme des entrepreneurs de la fonderie d'Indret » louaient déjà les qualités prestigieuses de cet homme « dont le civisme et les talents sont connus ». Ce compliment prend toute sa valeur lorsque lisant la suite de la lettre on y découvre ces mots : « Nous vous observons cependant [que l'on ne] peut considérer ce mode que comme provisoire. Les régies en [...] ne conviennent point aux intérêts de la république : 1° parce les régisseurs n'y apportent pas la même économie que des professionnels ; 2° parce que l'expérience prouve que les perfectionnements [...] procédés s'y introduisent beaucoup plus tard, ou même ne s'y introduisent pas ; 3° parce que de pareils établissements sont entre les mains d'un ambitieux un moyen de puissance, qui peut être très dangereux pour la liberté de la nation. Nous vous recommandons de cherche] les moyens de changer l'état de régie provisoire en un autre [...] plus convenable aux formes austères du gouvernement républicain ». Ainsi donc la solution est loin d'être idéale mais les capacités de l'homme en place sont garantes d'une bonne gestion. Il restera effectivement en place jusqu'en 1815, période à partir de laquelle la production d'Indret chutera brusquement et qui amènera en 1828 la transformation de cette manufacture royale en établissement chargé de construire des machines à vapeur, puis plus tard des appareils propulsifs pour la Marine nationale.
Mais revenons à notre homme !
C'est le 25 Germinal de l'an II (15/04/1794) qu'il signera une convention par laquelle il s'engage vis-à-vis de « l'administration de la grosse artillerie » qui dépend du Ministère de la Marine à « exploiter pendant le cours de deux années à compter du 1er floréal prochain la fonderie nationale dans l'isle d'Indret, district de Nantes Département de la Loire-Inférieure et la forge de Moisdon située dans le district de Chateaubriant même département et d'y fabriquer des bouches à feu de toutes espèces ». Pour cela l'administration doit laisser à sa disposition « tous les fourneaux, foreries, pompes à feu, bâtiments, jardins, prairies, meubles et en général toutes les usines dépendantes des Etablissements d'Indret et de Moisdon ». Demangeat n'est donc qu'utilisateur des moyens de production et à ce titre, il doit en assurer l'entretien courant, la République ne prenant à sa charge que les très grosses réparations. A la fin de son contrat il est tenu de rendre tous les locaux, matériels etc. qui lui ont été confiés dans un état analogue à celui qu'ils avaient au moment de la cession. En outre pour le démarrage de la nouvelle régie, l'Etat fournira 500 milliers de fontes en provenance du Périgord en sus de celles qui y existent déjà et la bagatelle de « deux millions de vieilles fontes provenant des bouches à feu hors de service ». La forge de Moisdon, elle aussi est chargée d'assurer les approvisionnements nécessaires à celle d'Indret. L'approvisionnement des charbons nécessaires à la fusion de ces matières premières sera effectué grâce au concours des mines de Decize et de Blanzy en attendant que celles de Montrelais et de Nort ne prennent le relais.
Ainsi nanti de ces moyens de production, notre homme s'engage à fournir à la République 80 canons par mois « dont 30 du calibre de 36, trente du calibre de 18 ou 24 et vingt de 12, 8, 6 ou 4 ou la proportion dans les calibres qui me seront désignés ». Il ne lui manque plus qu'une chose mais elle est d'importance : la main d'œuvre. Pour cela : « Pour me mettre à portée de remplir mes engagements avec exactitude, tous les ouvriers de quelque nature que ce soit maintenant employés dans les fonderies d'Indret et de Moisdon soit intérieurement soit extérieurement, seront mis en réquisition m'engageant à leur fixer des traitements tels qu'ils ne puissent avoir aucun sujet de plainte ». Afin de rassurer son interlocuteur, l'Etat, il doit s'engager de manière très ferme dans le dernier article de son contrat : « Et pour assurer à la République l'exécution du présent traité, j'y affecte tous mes biens présents et à venir ».
La volonté du pays de donner à l'établissement d'Indret et à Demangeat les moyens d'assurer cette mission n'est pas une simple velléité. En effet, 11 jours plus tard, le Comité de Salut Public de la Convention Nationale arrête dans un article unique (signé par Prieur, Carnot, Robespierre, Lindet, Billaud-Varennes, Barère et St Just) que les « Forges de Moisdon serviront à approvisionner les fonderies d'Indret, et qu'à cet effet, cet établissement est mis à la disposition de la commission des armes, poudres et exploitation des mines ». Voilà donc Demangeat bien établi et en mesure de commencer à produire.
Le problème, c'est que le Commissaire de la Marine à Nantes ne sait pas trop bien ce qui se passe à Indret et que des tiraillements apparaissent. Il se plaint en effet que les « travaux dont il s'agit se faisaient sans qu'il en eut connaissance et que sa signature, ainsi que celle des administrateurs sous ses ordres, n'étaient apposées sur les états que pour la forme ».
Cahin-caha la vie de notre homme se poursuit jusqu'au 30 avril 1795 où là, subitement alors que son contrat était encore valable pour un an, Demangeat signe un second traité avec le Ministère pour la gestion d'Indret. Celui-ci est prévu pour une durée de 3 ans et prendra effet à la fin de celui en cours. Il s'assure donc quatre années de production dans cette île.
Mais la principale différence entre les deux traités concerne plus les forges de Moisdon que celles d'Indret car si dans le premier, Moisdon « dût être exclusivement employée à fondre en gueuses » pour Indret, dans le second, « Les Forges de Moisdon devant être particulièrement destinées à fournir une partie des fontes nécessaires à l'approvisionnement d'Indret », Demangeat s'engage à « y en faire fabriquer un million par an », et il rajoute dans le même article « Je ne serai tenu à fabriquer aux dites forges qu'un million de fontes pour l'alliage des canons ». Toute la différence est là et elle est de taille car plus tard, Demangeat comprendra que cette clause lui laisse la possibilité de fabriquer plus mais à son propre compte. Ce qui n'est pas faux car le Comité de Salut Public vient de décider le 12 nivose An II (1 Janvier 1795) « Que tous les maîtres de forge qui ont des marchés passés avec les Ministres de la Guerre et de la Marine, ou avec l'Administration des armes, pourront verser dans le commerce l'excédent des fers qui leur sont nécessaires pour satisfaire aux conditions de leurs marchés ». Demangeat en a vraisemblablement été informé, ce qui n'était peut-être pas le cas des administrateurs départementaux. De ces petites lignes une querelle allait très vite naître.
En effet dès le 15 juillet suivant, la Commission des Armes et Poudres écrit à Lesire qui était administrateur de Demangeat à Moisdon « comme il paroît que l'agriculture éprouve un besoin pressant de fers, la commission vous autorise à en fabriquer et à le donner en échange de grains, quant aux fers en verges, vous pouvez le vendre en numéraire dans le commerce et employer l'argent qui en proviendra en approvisionnements et réparations nécessaires à votre forge, vous nous rendrez un compte exact de cette opération ».
De son côté, Demangeat continuait avec zèle son activité à Indret puisqu'en fin d'année, le Ministre écrit au Commissaire de Nantes « Il existe, Citoyen, à la fonderie d'Indret trois cents canons disponibles de différents calibres ». A raison d'environ 80 canons par mois, il avait donc déjà près de 4 mois d'avance sur son planning.
Mais la roue tourne. Les chouans attaquent les forges de Moisdon, Lesire s'enfuit en laissant sur place femme et enfants, des dilapidations sont commises dans ces forges. Des fers disparaissent et en juin 1796, le commissaire de la Marine à Nantes change, c'est un dénommé Letourneux qui assume désormais la charge. Ses sentiments à l'égard de Demangeat ne semblent pas être meilleurs, dire que la suspicion est de rigueur est vraisemblablement un euphémisme. Dans un premier courrier au Ministre de la Marine il fait une observation qui « regarde un citoyen Demangeat qui, je ne sais sur quel fondement bien ou mal appuyé, prétend avoir la propriété des fers plats et demi-plats ; ce citoyen Demangeat est Directeur en chef de la fonderie de canons établie à Indret près de Nantes. C'est sous ce titre qu'il a dû obtenir du Gouvernement du temps il y a 2 ou 3 ans la disposition ou la régie des Forges de Moisdon. Je n'ai pu me procurer sur ce point que des connoissances obscures ». Il montre une indisposition suffisamment forte car, écrit-il, : « Cependant j'ai cru pouvoir prendre sur moi de faire défendre provisoirement à qui que ce soit de porter la main à ces fers que j'ai consignés sur les lieux ». Il n'hésite pas à aller plus loin dans ses conclusions car ajoute- t-il : « l'opération est telle que je crois fondé à y soupçonner de l'injustice d'une part et de la surprise de l'autre ; le tout mérite un approfondissement qu'il vous sera facile, citoyen ministre, de vous procurer par votre collègue Ministre de la Guerre ». Nous voilà avec deux ministres concernés par les relations Demangeat-Commissaire de la Marine.
13 jours plus tard, il a connaissance des traités qu'a signés Demangeat mais ses soupçons demeurent, s'accentuent même : « Je suis à la recherche de nouveaux renseignements et on m'en fait espérer qui sont de nature à prouver que le citoyen Demangeat n'a pas toujours rempli les conditions des traités. On dit même qu'il en auroit abusé au préjudice des intérêts de la République ». L'accusation commence à se faire plus précise.
Comble de malchance (ou de chance pour lui, accusateur), deux jours plus tard il reçoit une missive : « On me donne à l'instant avis qu'il vient d'arriver à Barbin un bateau chargé de fers de Moisdon adressé au citoyen Chevreuil par Lesire agent de Demangeat. On croit qu'il y a environ une 30° de milliers qui sont destinés à être vendus à Barbin ». Il y est même mentionné que « on décharge à l'instant ce fer qui est arrivé couvert de bois de charpentier ». Du fer couvert de bois, voilà qui est hautement suspect !
L'affaire des 35 milliers de fers plats démarre
Notre Commissaire s'empressera d'annoncer au ministre des Finances cette scandaleuse nouvelle. Et hop, 3 ministres sont maintenant dans la course.
« Toujours tendu sur la recherche des énormes dilapidations commises dans les forges et en garde contre tout abus qu'on tenterait d'en faire », il découvre en une semaine ces fers qui transitent d'une façon qu'il considère comme frauduleuse et également que dans les magasins de la commune de Chateaubriand « un dépôt de 100 millions de pareille nature provenant de la même source » avait été fait. C'en est trop, il informera le ministre de l’Intérieur de ces deux faits. Si nous comptons bien, c'est désormais quatre ministres qui reçoivent du courrier à ce sujet. Mais Demangeat (qui a des appuis, ne l'oublions pas) se plaint auprès du ministre de la Marine qui reste pour lui, le seul concerné. Celui-ci écrit à son collègue de l'Intérieur et fait état du fait que Demangeat se plaint d'« un abus d'autorité que vient d'exercer à son égard le commissaire du Directoire Exécutif près le département de la Loire Inférieure en mettant opposition dans la commune de Babin à l'enlèvement de trente-cinq milliers de fers venant des forges de Moisdon sous le prétexte que le produit de ces forges sont affectés à la fonderie d'Indret et que l'entrepreneur n'a pas le droit de les vendre au Commerce ». L'affaire est grave et peut avoir des conséquences importantes, il est donc de bon ton de vouloir s'informer. Le même jour, Letourneux s'adresse aux Finances pour qu'une décision soit prise concernant l'embargo qu'il a prononcé sur les fers saisis. Il doit craindre d'être allé trop loin car il pose de nombreuses questions dans sa missive : « Que deviendront d'ailleurs les fers qui sont arrêtés et consignés en différents endroits ? Demangeat en aura-t-il la disposition ? Ou sera-t-elle dévolue à la régie nationale ? Le ministre de l’Intérieur a des instruments aratoires à distribuer dans la Vendée. Y fera-t-il servir les fers en question ? Ou seront-ils livrés au Commissariat Général ordonnateur à Rennes qui en réclame 100 000 pour le ferrage des chevaux de l'année ». Il n'a pas tort de craindre les suites de cette affaire. Le 22 Thermidor An IV (9 août 1796), il réunit les membres de l'administration départementale et leur fait part du fait qu'il vient d'être informé de la plainte d'abus d'autorité que le Ministre de la Marine semble appuyer. Il s'insurge contre ce fait et tente de se justifier en donnant les raisons qui ont prévalu pour informer tant de ministres.
Les courriers qu'il recevra par la suite du Ministère de la Marine sont loin de vanter son initiative « Je suis loin, citoyen, de blâmer le zèle qui vous a fait agir [...] mais si vous n'avez d'autre motif à exposer aux réclamations du citoyen Demangeat, il ne sera résulté de votre démarche qu'une entrave de plus dans les dispositions que prend cet entrepreneur pour assurer le roulement des forges ». Pourtant le Ministère de l'Intérieur continue à appuyer notre Commissaire et finit par influencer le Ministre de la Marine qui décide de créer « une commission chargée d'examiner et de fixer l'objet des dénonciations portées ».
Cette commission sera composée de Fidèle Armand Garnier, négociant à Nantes, Dacosta, fondeur à Nantes, Rapatel, Ingénieur du Département, Blanchard, attaché aux travaux d'Indret et représentant du Ministre de la Marine, Nicolas Lejeune et Bongérard demeurant tous deux à Châteaubriant.
C'est le 1er Nivose An V (21 décembre 1796) que le rapport fut établi. Il s'agit d'un très long document qui effectue une analyse des faits et des conditions de fonctionnement de l'établissement d'Indret et des forges de Moisdon. Mais c'est une partie de l'introduction qui présente un premier intérêt. Il rappelle en effet « comment le citoyen Demangeat n'ayant de son aveu aucune connoissance sur l'exploitation des mines et les travaux de fonderie se trouva subitement à la tête d'une entreprise aussi importante ».
Le premier brumaire de l'an deux, les représentants du peuple Gilette, Carrier, Ruelle, Merlin, Boursault, Fayau, Bellegarde, Thureau et Maille, réunis à Nantes, prirent sur les observations du citoyen Capon alors Commissaire du Conseil Exécutif l'arrêté qui casse le marché des anciens entrepreneurs, destitue leur régisseur, et pour la continuation, l'accélération même des travaux, nomme le citoyen Demangeat régisseur provisoire de la fonderie d'Indret.
« L'incivisme et la négligence des entrepreneurs fut le motif de leur destitution ; mais l'arrêté tend aussi à prévenir les vices qui résultent nécessairement de ce mode d'exploitation, et pour empêcher que ces vastes ateliers, ces machines précieuses, tous les bras qui y étaient enchaînés par des réquisitions ne fussent à l'avenir employés au bénéfice des entrepreneurs plutôt qu'au bénéfice de l'Etat. L'article deux porte que la fonderie d'Indret sera régie et administrée au compte de la nation et le Ministre de la Marine demeure chargé de l'approvisionnement ».
Cette sage précaution devint bientôt inutile et trois mois après avoir été nommé régisseur au compte de la République, le citoyen Demangeat devint entrepreneur pour le sien par son traité du deux floréal de l'an deux (21/04/1794)« qui ne devait avoir d'exécution que pour deux ans, mais qui a été prolongé jusqu'à l'an sept, par celui du onze floréal an trois ». Ces deux traités livrent au citoyen Demangeat la fonderie d'Indret et les forges de Moisdon « Là des conditions dont nous devons examiner les résultats et l'exécution ».
Le rapport devient assez vite critique et rappelle de suite que si le Ministre veut surtout être informé sur les forges de Moisdon, le sort de la fonderie d'Indret est beaucoup plus important. Les recherches ne sont pas aisées car « il est impossible de dissiper les ténèbres dont s'enveloppe cette entreprise ». Une première constatation s'impose : le traité signé par Demangeat est « désavantageux à la République ». Cette constatation est accentuée encore si on le compare à ceux que signaient les anciens entrepreneurs à partir de 1786. Après une longue analyse financière, une magnifique envolée lyrique sur le sort d'Indret servira de préambule à l'analyse des agissements de Demangeat : « Les renseignements qui nous sont parvenus doivent fixer notre attention sur ce superbe établissement ; il est maintenant dans la plus grande inactivité et si quelques années encore on abandonne aux mains ignorantes qui le dirigent, toutes ces constructions sublimes qui attestent la puissance et l'industrie de la nation, tous ces monuments du génie, toutes ces utiles machines, produit miraculeux de l'application des sciences aux arts vont s'anéantir sans ressources. C'en est fait d'Indret et ses ateliers silencieux encombrés d'instruments inserviables n'indiqueront bientôt plus que les restes d'une vieille forge abandonnée ».
Ce rapport sera accablant pour notre homme : « Il est inutile d'observer qu'en matière de comptabilité comme en littérature un tel désordre est souvent un effet de l'art ». Ainsi commence la conclusion de ce document où il apparaît que Demangeat :
- est incapable de justifier d'une grande partie des fers et fontes produits par les forges de Moisdon et qui auraient dû être livrés à Indret.
- n'a point fait les réparations auxquelles il s'était engagé
- n'a pas rempli non plus les engagements qu'il avait pris dans les deux traités qu'il avait passés avec l'administration.
- est dans l'impossibilité de livrer un million de fontes par an, et qu'il a trompé le Gouvernement en s'y engageant, ou qu'il l'a volé en obtenant par un plus grand produit pendant qu'il a travaillé .
Le coup de grâce sera donné lorsque les rapporteurs écriront :
« Ainsi le citoyen Demangeat est coupable de ne pas s'être mis en disposition de remplir son second traité, il est coupable de n'avoir pas rempli le premier, il est coupable d'avoir employé pour son compte des fontes grises qu'il devoit fournir à Indret et dont rien ne constate le prétendu défaut de qualité : il est coupable d'avoir vendu des fers qui appartenoient à la République, il est coupable d'avoir laissé se dégrader la forge de Moisdon, celle de Gravatel qui étoient confiées à ses soins, et qui sont, surtout la dernière, dans un état de ruine totale ; il est coupable de n'avoir point fait les réparations auxquelles l'obligeoient ses deux traités, et ces traités, d'ailleurs qui gardent le silence, sur le prix auquel on doit lui payer et ses fontes et ses canons sont si visiblement lésionnaires qu'ils ne peuvent être considérés que comme une surprise fait au Gouvernement ».
C'est plus de quatre mois après que Demangeat réagira fortement en publiant un manifeste qu'il fera imprimer à ses frais. Il commettra l'erreur de s'en prendre personnellement à plusieurs membres de la commission. Elle était, dit-il, « nommée & composée du citoyen Fidèle-Armand Garnier, ancien régisseur du Prince de Condé aux Forges de Moisdon, & auquel on peut, sans injustice, attribuer le désir de rentrer dans un emploi que la révolution lui a enlevé ; du citoyen Dacosta, Fondeur à Nantes, antagoniste prononcé de la Fonderie d'Indret, & que je sais être mon ennemi ». Il parlera également d'un « homme dont l'insubordination étoit à son comble ». Ces trois personnes lui répondront par la suite en employant le même moyen de diffusion qu'il avait adopté.
Sa réponse laisse une impression de floue, un des hommes mis en cause lui répondra : « Je ne veux point examiner si, comme on le dit, vous enjambez le ruisseau, dans vos réponses ». Après s'être attaché à reprendre pièce par pièce les arguments financiers développés par la commission, ce qui peut toujours être à nouveau contesté, il clame bien haut sa bonne foi mais sans apporter d'éléments nouveaux qui puissent permettre de le blanchir. Une bonne partie de sa réponse n'est en fait composée que de questions que les responsables nationaux et départementaux devraient se poser pour, croit-il, juger équitablement la situation.
« Il ne me reste plus qu'à parler de ce qui m'est personnel. Je sais que je ne suis ni méchanicien, ni Minéralogiste, & que s'il falloit posséder ces deux connoissances pour bien administrer une Fonderie, j'en serois incapable. Mais dans quels établissements sont-elles exigées ? Ne suffit-il pas, pour faire marcher de pareils établissements, d'avoir de l'intelligence & de bons ouvriers ? Suis-je à Indret pour créer de nouveaux moyens de fabrication ? Pourquoi donc me supposer gratuitement l'intention de sacrifier à mon intérêt la conservation des machines qui sont dans mes mains & la récompense de mes ouvriers ? ». Sa conclusion n'est qu'une longue litanie d'interrogations qui, en fait, n'apportent rien et ne peuvent soutenir sa cause. Pire, il dit même que « Au surplus, si, comme m'en accuse l'Administration, j'ai volé des fers à la République, c'est aux tribunaux à me juger ; là il me sera permis de faire valoir mes moyens de défense, d'y prendre à partie mon régisseur ». Ainsi, il commence à se retourner contre son régisseur qui l'aurait trompé à son insu. Ce régisseur qu'il a nommé lui-même en remplacement de l'ancien assassiné, dit-il dans ce même document, et « que je ne connoissois point & à qui je fus obligé de donner ma confiance ». C'est un moyen de défense peu crédible pour un homme qui doit « Neufs cent cinq milliers de fers que la République a perdues à Moisdon ».
Nous vous avons dit qu'il avait commis le tort de mettre en cause plusieurs personnes. Celles-ci usant du droit de réponse ne vont pas s'en priver. Un des principaux intérêts de ces réponses sera de faire apparaître le rôle joué par un personnage dont aucune trace dans les archives n'apparaissait encore : le propre frère de François Demangeat qui jouait en effet le rôle de second dans les forges d'Indret. Cette appartenance sera confirmée officiellement pour la première fois beaucoup plus tard (en fait en décembre 1803) dans un courrier où le Ministre de la Marine voulant disposer d'un logement dans le château d'Indret écrira : « Le citoyen Demangeat, informé de cette disposition me représente que son frère est son régisseur, qu'il est chargé de la surveillance de tous ses ateliers, que dans les absences fréquentes qu'il est obligé de faire pour le service, c'est lui qui le représente à Indret où il est depuis dix ans ». Ce frère sera le père d'Aristide Demangeat qui sera Maire de St Jean de Boiseau de 1832 au 16 septembre 1837 et du 2 novembre 1840 au 15 août 1851 où il démissionnera.
Mais voyons plus en détail le rôle qu'il joua dans cette affaire.
C'est Fidèle-Armand Garnier, l'ancien régisseur du Prince de Condé évoqué plus haut qui, le premier, mit en scène ce frère : « Ensuite, s'il était vrai que je conservasse le désir de rentrer dans la direction de ces Forges, n'a-t-il pas tenu qu'à moi de me satisfaire ? Votre frère ne m'en proposa-t-il pas la régie, lorsqu'il y accompagna la Commission ? ». Comment interpréter cette proposition à un membre de la Commission ? Proposition qui est confirmée par le second acteur mis en cause : Dacosta « L'imputation que vous faîtes au citoyen Garnier est aussi indécente, puisque, pendant la durée de la Commission, votre frère lui a plusieurs fois offert de se charger de la direction de Moisdon. Vous avez donc grand tort de vouloir faire entendre que la perte de cette place a pu déterminer le citoyen Garnier dans son opinion, pendant le cours de la Commission. Le Public jugera facilement quel pouvait être le but du citoyen votre frère, en nous faisant à l'un et à l'autre de pareilles offres ». Demangeat frère avait en effet rencontré Dacosta et avait fortement insisté pour qu'il fasse partie de la commission alors que ce dernier avait manifesté son intention de décliner l'offre qui lui était faite pour « plusieurs motifs de délicatesse ». Il avait pour cela promis le paiement de travaux que ce dernier avait effectués pour Indret et qui n'étaient toujours pas réglés.
Dacosta continue donc en faisant apparaître le rôle d'observateur particulièrement attentif que joua ce frère si dévoué : « Votre frère était continuellement présent au travail de la Commission, aux discussions, aux questions qu'on se faisait ; il ne la quittait pas plus que son ombre, pas même la nuit, car il eut la précaution d'établir un matelas pour lui, par terre, dans la chambre des séances, où deux membres couchaient. Il a copié tous les jours son procès-verbal, jusqu'au moment de sa conclusion ».
Mais le troisième homme mis en cause, cet « homme dont l'insubordination étoit à son comble » qui n'était en fait ni plus ni moins que le Directeur des travaux de la fonderie d'Indret, le citoyen Ramus, artiste comme il se plaisait à se dénommer met à son tour en cause le frère Demangeat. On sent le mépris poindre au travers de ses propos « Votre frère, en effet, votre frère, qui dirige l'établissement d'Indret, votre frère, qui avait consacré sa jeunesse au service des autels, n'avait pas sans doute obtenu le pouvoir de célébrer canoniquement les saints mystères, par des études analogues au métier qu'il fait aujourd'hui : aussi, quand il abandonna le sanctuaire pour passer dans des ateliers, il avouait bonnement de son inexpérience et son incapacité. Mais, depuis, il a sans doute, comme le citoyen Bonet, acquis de grandes connaissances ; et le caractère ineffaçable dont ils étaient l'un et l'autre revêtus, les grâces célestes qu'ils ont reçues, valant bien mieux qu'une longue expérience et des études suivies, il faut convenir que les Artistes sont inutiles à Indret ». Ainsi donc ce frère qui, selon Ramus, « cherchait à capter par de sottes flagorneries les citoyens Dacosta et Garnier » semble faire l'unanimité contre lui. Ses tentatives de se concilier les bonnes grâces des membres qu'il devait juger comme les plus influents de la commission, sa volonté d'observateur très attentif pour ne pas dire plus lui attirèrent les foudres de ceux qu'il tenta d'amadouer avec, on peut le supposer, l'aval du premier intéressé. C'est encore ce frère présenté comme vindicatif toujours par Ramus qui diminuera subitement de moitié le traitement de ce dernier et lui proposera cinq mois plus tard « la surveillance du raccommodage des outils de fonderie ; proposition qui me paraissait moins déplacée que perfide, parce qu'il m'avait dit, que les ateliers une fois montés et les ouvriers formés, je devenais dès lors inutile ».
Ramus, excédé, charge indifféremment les deux frères et apporte quelques lumières sur les événements de l'époque si son témoignage peut être considéré comme crédible.
Tout d'abord la venue à Indret de François Demangeat. Après avoir très brièvement évoqué les anciens administrateurs d'Indret il continue : « on annula leur marché ; et les représentants du Peuple à Nantes, dont vous étiez le secrétaire, vous confièrent la régie de l'établissement d'Indret ». Cela est lourd de sous-entendus.
Ensuite sur le climat qui régnait à Indret : « Comment aurais-je pu être insubordonné, citoyen Demangeat ? pendant deux ans, il fallait dans vos ateliers obéissance ou la mort. Fort de l'autorité des Représentants qui vous favorisaient, vous répétiez que vous dénonceriez quiconque serait assez hardi pour vous contrarier, et qu'il serait guillotiné le lendemain ». La seule affaire disciplinaire dont nous avons retrouvée trace concerne un groupe de canonniers et de forgerons qui détournèrent quelques pipes de charbon à leur profit. Absolument aucune trace de position de Demangeat n'a été retrouvée sur cette affaire qui eut pourtant des conséquences importantes pour certains canonniers qui durent, en punition, continuer leurs services sur les vaisseaux de la République avec tous les risques que cela comportait. Alors vérité donnée par Ramus ou excès de langage ? Les propos semblent toutefois assez sévères d'autant que le 26 septembre 1814, le Commissaire du moment écrira dans un courrier qu'« il s'est toujours montré bon et très humain pour ses ouvriers ».
Toute cette prose concernant cette affaire de fers détournés se déroule au milieu de l'année 1797. Bizarrement, plus aucun écrit la concernant n'apparaît. Mieux, Demangeat semble toujours bénéficier de la confiance du ministre de la Marine car les écrits sur le fonctionnement d'Indret le montrent d'une manière indubitable. C'est si vrai que le 19 Floréal An VI ou 8 mai 1798 il signe un nouveau contrat pour assumer la charge de l'établissement pour une durée de « neuf années consécutives ». Ce contrat nous révèle que les précédents deviennent caducs, notamment celui du 14 messidor an V soit du 2 juillet 1797. Ainsi donc, en pleine crise, François Demangeat signe un autre contrat avec l'administration. Ce dernier n'a pas été retrouvé à ce jour. Toutefois celui de 1798, plus court que les précédents (il ne comporte que 16 articles au lieu de 22 pour les précédents) apporte quelques lumières. S'il est plus court, il est désormais plus précis, ainsi des tarifs sont désormais fixés pour les fournitures de charbon, de fontes ou de canons. Si Demangeat continue à bénéficier des emplacements d'Indret « sous la simple obligation d'y travailler pour la Marine » et de Moisdon, le loyer de ces dernières forges est désormais fixé à la livraison à Indret d’« un million pesant de fontes en lest pour vaisseaux ». C'est donc un avantage supplémentaire qu'il tire de ce traité car les fontes pour lest sont celles de moindre qualité qui ne peuvent servir à la coulée des canons. En outre il « sera libre de travailler à Indret pour le commerce toutes les fois qu'il ne pourra en résulter aucun retard pour les commandes qui lui seront faites par la marine, ni aucune entrave de service ». S'il continue à y affecter tous ses biens présents et à venir il se « soumet en outre à être traité comme entrepreneur des travaux publics et en conséquence à ce que toutes les contestations qui pourroient s'élever à l'occasion de cette entreprise et qui seroient de nature à être portées devant les tribunaux soient déférées à l'administration centrale du département de Loire- Inférieure ».
Demangeat aura donc su, malgré la tourmente qui a fait rage autour de lui, tirer son épingle du jeu. Mieux, il en sortira non seulement vainqueur mais en tirera des avantages supplémentaires puisque son prochain traité lui est encore plus bénéfique. En août 1800, il continuera à réclamer contre la délibération qui avait été prise sur sa gestion des forges de Moisdon et d'Indret. Le nouveau ministre demandera au Commissaire de Nantes les éléments de réponse pour s'assurer :
« 1°) si les diverses incursions faites par les chouans et les troubles provenant du pays ont nuit aux opérations de l'entrepreneur, de manière à ne lui permettre de fournir en deux années que 932 000 livres de fonte.
2°) si les fabrications qu'il a faites en sus n'ont pas été plus que suffisantes pour l'indemniser des dépenses qu'il a dû faire pour la fabrication et le transport à Indret de cette partie de fonte.
3°) enfin, si l'entrepreneur étoit fondé à ne point se considérer ainsi qu'il le croit, comme responsable des fers qui existoient dans les magasins et si le déficit peut être entièrement attribué au pillage des chouans ».
Las, ce dernier, lui aussi nouveau, répondra : « Je vais, Citoyen Ministre, me livrer à l'examen de cette affaire ; il sera d'autant plus long et plus pénible que pour m'éclairer sur les trois points principaux sur lesquels vous désirez que porte mon rapport, je serai obligé de chercher des renseignements qu'il me sera peut-être bien difficile de me procurer ; je ne puis en attendre d'aucun de mes collaborateurs ; car eux-mêmes qui servoient à Nantes, pendant les années II et III, m'ont assuré que la marine qui antérieurement à l'an II étoit en quelque sorte chargée de l'administration d'Indret, n'avoit pas même été appelée à concourir à la formation d'un inventaire qui fut fait à cette fonderie lorsque cet établissement passa sous la dépendance de la Commission des Armes ».
Le flou le plus total règnera désormais sur cette affaire qui apparemment tombera dans les oubliettes.
Demangeat ne sera plus inquiété. Il continuera à assurer la gestion des forges en question sous l'Empire. C'est en fin d'année 1814 que l'on apprend dans un courrier ministériel « qu'il en cesserait l'exploitation à compter du premier janvier prochain 1815 ». A cette époque Napoléon est sur l'île d'Elbe, Louis XVIII est de retour momentanément et les choses ont changé. Ainsi, n'oublions pas qu'avant la Révolution, les forges de Moisdon et de Gravotel appartenaient au Prince de Condé. Ces biens ont été restitués à la famille royale et Demangeat n'en a plus la jouissance pour livrer des fontes à Indret.
Pour des questions d'inventaire à établir, la date de cessation d'activité sera repoussée au moins jusqu'au 1er février 1815. La date exacte ne nous est pas connue. Le 21 avril nous trouvons un courrier qui indique : « Le sieur Demangeat qui a été consulté pour savoir s'il continuerait l'exécution des constructions sur Indret malgré la résiliation de l'entreprise de la fonderie a déclaré ne vouloir s'en charger ». Il est certain qu'en mai, il n'est plus là, Perrodeau ayant pris la suite. Mais le déclin de la fabrication des canons est amorcé depuis quelques temps. Indret continuera à dépérir (en 1816, il n'y aura que 28 personnes en allant de l'Inspecteur Général au palefrenier). Ce déclin amènera la mutation de 1828.
Guy Gruais