A cette époque, Indret représente pour beaucoup d'habitants des communes environnantes l'objectif idéal pour la destinée professionnelle de leur progéniture.
Indret c'est « l'Etablissement » de la Marine Nationale ; c'est le symbole de la haute technologie. A cette époque Indret est reconnu comme la première industrie française dans la réalisation d'appareils propulsifs. Travailler à Indret, c'est participer activement à des projets ambitieux qui font la gloire de notre pays dans le domaine militaire. Ses machines produites atteignent des puissances de 25000 chevaux dès 1900.
C'est l'avenir professionnel assuré, mais également, élément non négligeable, une structure de garantie sociale inégalée dans la région : Indret possède depuis un demisiècle sa caisse de secours mutuels, les soins médicaux gratuits. Une coopérative ouvrière fonctionne et permet à chacun d'optimiser ses dépenses et par là-même d'améliorer son pouvoir d'achat.
C'est aussi, pour certains, l'équivalent d'une promotion sociale et le tremplin - pourquoi pas ! - pour participer aux destinées de sa commune en devenant élu municipal.
En ce début des années 1900, une force nouvelle anime la classe ouvrière : le syndicalisme. Un syndicalisme avec un noyau dur qui a pris ses racines dans les partis politiques nouvellement créés à l'exemple de la Section Française de l'Internationale Ouvrière qui a vu le jour en avril 1905. Parmi les militants de ce parti se trouvent souvent des transfuges de ce mouvement qui a ensanglanté la France à la fin du XIXème siècle : le mouvement anarchiste ; ils y représentent l'aile dure de la S.F.I.O. Ce n'est certes pas le cas de la majorité des militants de la base, mais un même désir les anime : la reconnaissance et l'identité du monde ouvrier.
En sa qualité de membre de la maîtrise, Jean-Marie Cremet ne souhaite surtout pas que de telles idées viennent noircir le cerveau de ce fils pour lequel il forme de si beaux projets. Jean adore la lecture, Jules Verne est l'un de ses auteurs préférés, et cet agréable passe-temps ne peut qu'être bénéfique à l'étude et favorise les connaissances.
Jean sera apprenti à Indret !
Son enfance
1905 ! Est-ce le fait du hasard ! Avec la naissance de S.F.I.O., nous voyons apparaître les premiers mouvements ouvriers dans les établissements de la marine.
Depuis cinq ans les socialistes ont tenté de fédérer les différents courants d'idées qui l'animent. Il n'est pas chose facile de trouver une structure commune aux marxistes de Jules Guesde, aux anarchistes, aux communistes et autres indépendantistes. S'ils ont abouti à cette union et trouvé un consensus, il faut bien le dire, ces différents courants précités ne sont pas morts.
Comparativement aux carrières de Roche-Ballue, aux Forges de Basse-Indre, aux Ateliers de Pontgibaud à Couëron ou aux tout jeunes Ateliers des Côteaux, né avec la création du canal de la Martinière, l'Etablissement d'lndret est de loin le plus calme. Etablissement militaire, structuré comme un régiment, ce n'est certes pas le creuset idéal pour fomenter un conflit social. Et pourtant ... Il suffit quelquefois d'une simple étincelle pour embraser tout un secteur.
L'étincelle, c'est de Brest la Rouge qu'elle viendra.
A l'occasion d'une fête syndicale, Victor Pengam, un ouvrier du port, tient une conférence antimilitariste, insulte les officiers, l'armée et la Patrie. La réaction ne se fait pas attendre, et le vice-amiral Pephau, préfet maritime, met l'orateur « à pied » pour une durée d'un mois. Cinq ouvriers, solidaires de Pengam, demandent lors d'une réunion publique qu'on leur applique la même sanction. Le vice-amiral se fait un devoir d'accéder à leur désir. Il n'en faut pas plus pour mettre le feu aux poudres.
Cette sanction est largement diffusée dans les différents établissements.
A Indret, le 14 novembre 1905 au matin, juché sur un rocher au pied du coteau de La Montagne, tout au bout de la digue qui relie cette commune à l'île d'lndret (c'est le seul accès à l'établissement pour les ouvriers venant du sud. La digue de Boiseau ne verra pas le jour avant 1910), Jean Chuniaud le leader syndicaliste, conseiller municipal de Saint-Jean-de-Boiseau, harangue les ouvriers qui se rendent au travail. Pour la circonstance il a reçu l'appui d'Yvetot, le nouveau responsable national de la Bourse du Travail ; il remplace depuis peu Fernand Pelloutier, l'un des initiateurs de cette nouvelle structure, décédé 4 ans plus tôt de la tuberculose.
Une grève à Indret ! En voilà une surprise ! Evidemment cela ne va pas sans une certaine effervescence, bien inhabituelle en ces lieux.
Jean va avoir 13 ans dans un mois. Il fréquente la classe de Monsieur Olive, l'instituteur de l'école primaire de La Montagne. D'un naturel curieux, il se sent irrésistiblement attiré par l'événement. En se faufilant, il tente de s'approcher au plus près des manifestants. Il avale littéralement les paroles enflammées de l'orateur et se sent transporté par sa faconde. Il ne tarit pas d'enthousiasme à l'égard de ce tribun venu d'ailleurs. Hélas, Yvetot part dès le lendemain et avec lui l'élan revendicatif des meneurs s'éteint comme feu de paille. Il faut le dire, les épouses ne sont pas totalement étrangères à cette extinction prématurée de cette flamme prolétarienne ; hormis le manque à gagner, leurs hommes ont prolongé la manifestation dans les estaminets du coin - le « Chat qui guette » ou au café Rafrais à La Montagne, entre autres et le retour au foyer ne s'est pas fait sans mal. L'une d'entre elles est même intervenue auprès du capitaine Gerbais, commandant du peloton de gendarmerie, afin qu'il oblige son homme à réintégrer l'usine.
Jean en est terriblement déçu et reste sur sa faim. Ce n'est pas le cas de Justine, sa mère, qui a appris sa présence sur les lieux et qui, bien que l'ayant sévèrement réprimandé, n'en dira rien à son père.
Malheureusement, malgré le silence maternel, sa présence sur les lieux en ce 14 novembre est parvenue aux oreilles paternelles. La sentence est on ne peut plus ferme : consigné à la chambre dès la sortie de l'école et ce, jusqu'au retour du père. Le dimanche en présence de ce dernier, la consigne reprend toute sa rigueur.
Depuis ce 14 novembre, Jean est resté sur sa faim. Dans ses lectures il avait pris connaissance de ce que pouvait être un conflit social. Ce qu'il a vécu ce jour-là n'en est qu'une pâle illustration.
A Couëron, le mouvement syndical va prendre une autre dimension.
Au début de l'année 1906, le jeudi 17 janvier, à Pontgibaud, les ouvriers se mettent en grève et demandent à toucher les dividendes de la prospérité de l'entreprise. Ce mouvement durera plus de 15 jours et mobilisera l'ensemble de la classe ouvrière de la Basse Loire.
Pour Jean, la consigne à domicile n'est toujours pas levée. Toutefois, le temps passant elle s'est assouplie.
Le samedi matin, alors que sa mère s'est absentée, Jean s'enfuit par la fenêtre et file vers le bac pour rejoindre les grévistes couëronnais et son ami Emile Hureau de deux ans son cadet. Cette escapade est de courte durée, mais permet à Jean de se délecter quelques instants de cette ambiance qui l'attire.
Le lundi suivant, l'appel à l'action est trop fort. Accompagné de son inséparable ami Emile, il ne se rend pas à l'école et retourne sur les lieux du conflit Le reste de la semaine le père Olive, l'instituteur de La Montagne, les met sous surveillance.
Le 8 février, suite à une grande manifestation de soutien et face à l'importance que revêt ce conflit social, la maréchaussée est appelée en renfort et charge les manifestants. Parmi eux se trouvent Jean et Emile. Il suffit d'un rien pour qu'ils ne soient au nombre des personnes interpellées. Heureusement une âme bienfaisante et charitable, de quelques mois l'aînée de Jean, est venue leur porter secours. Elle se prénomme Alphonsine.
Devant l'ampleur des affrontements et l'effet « boule de neige » du conflit, la Direction de Pontgibaud accepte de s'asseoir à la table des négociations. Jean, bien que non concerné, s'identifie à cette victoire prolétarienne.
En 1906, de nombreuses grèves, certaines avec morts d'hommes, éclatent dans l'Ouest : Forges de Lorient-Hennebont, Chaussures de Fougères, Nantes ... Au total, un demi-million de prolétaires cessent le travail tout au long de cette année.
Notre « Petit rouquin » - surnom dont il fut baptisé en raison de sa taille et de la couleur de ses cheveux ne perd pas une ligne des articles relatant ces différents conflits.
En juillet 1907, il passe avec succès son examen d'entrée à l'arsenal d'Indret et, le 23 octobre, Jean, Louis, Aimé, Marie Cremet fait son entrée dans la grande famille des ouvriers d'Etat comme apprenti chaudronnier sous le matricule n° 251O. Le responsable de ces apprentis est l'oncle d'Emile.
Ses camarades de promotion ont pour noms Francis Archambeau, Emile Bigeon, Ferdinand Boily, Jean Bugel, Emile Brétéché, François Chaperon, René Charpentier, Emile Chupin, Georges Deniaud, Jean-Louis Dréan, Fernand Durand, Pierre Fretin, Eugène Legal, Alfred Legrand, Henri Lodé, Joseph Padioleau, Joseph Royer et Marcel Vignet.
A sa grande satisfaction et malgré ses craintes, Jean-Marie voit les projets qu'il avait fondés pour son fils prendre forme. Dans cette structure militaire, il espère bien que les instincts velléitaires de son rejeton vont s'estomper et, pourquoi pas, disparaître.
Une rencontre étonnante
A l'été 1910, suite à différents évènements qu'il serait superflu de narrer ici, un certain Vladimir, llitch, Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine, et sa compagne Nadejda Kroupskaïa choisissent comme lieu de vacances une petite villa sise 5 rue Mondésir à Pornic, tout près de la corniche de Gourmelon. Ils y passent d'agréables instants de détente sans pour autant que Vladimir néglige ses idéaux socialistes. C'est ainsi que pendant ses séjours, tout en préparant la chute de Nicolas Il, il entretient des liens étroits avec la jeunesse socialiste nantaise.
Depuis quelques temps déjà, la famille Cremet vient passer ses vacances à la Birochère, tout près du site néolithique.
Jean est dans sa dix-neuvième année ; il fréquente assidûment Alphonsine Thébaud, celle qui l'a soustrait à la maréchaussée en 1906. Par le fait de ses engagements, notamment à l'Etablissement d'lndret ses relations avec son père n'ont fait que s'altérer.
Malgré cette brouille omniprésente qui l'oppose à sa famille, Jean aime venir à Pornic en compagnie d'Alphonsine. Ses contacts avec la jeunesse socialiste, lui permettent de faire la connaissance de Vladimir, Ilitch. Cette rencontre avec un vrai révolutionnaire russe, comme nous le verrons plus tard, ne sera pas sans lendemain.
Faut-il y voir une relation causale ! C'est cette même année 1910, que la séparation entre Jean et sa famille est consommée. Le climat d'affrontement entre le père et le fils y trouve là son aboutissement. Jean se met en ménage avec Alphonsine et ils vont habiter à Basse-Indre.
La Montagne c'est la commune mi-bourgeoise, mi-prolétaire ; c'est le mélange pas toujours harmonieux des ouvriers et des cadres de la grande usine des bords de Loire. Basse-Indre et Couëron, quant à elles, sont acquises, sans partages, à la lutte de la classe ouvrière. Jean s'y sent chez lui. Dans ce milieu, il se transforme, s'affirme, il devient un chef, un meneur. Les connaissances littéraires, qu'il a acquises pendant ses jeunes années de lecture, attirent le respect de ses camarades. Il est écouté.
A Indret, aidé des inséparables frères Hureau, Emile et Pierre, mais également de Pierre Ridel, celui qui deviendra adjoint au maire de la commune d'Indre en 1925, puis maire en 1935, il est l'un des principaux instigateurs d'un nouveau mouvement : la Jeunesse Syndicaliste d'Education Ouvrière. Elle installe son siège dans les locaux du Syndicat Unique d'lndret situé au premier étage de la coopérative des consommateurs : La Prolétarienne.
Que représente ce mouvement ? C'est le rassemblement de toute cette force nouvelle qui n'accepte pas pour monnaie comptant tout ce qu'on veut bien lui faire croire. Anarchiste ? Non ! Révolutionnaire ? Peut-être ! Contestataire ? C'est sûr ! Festive ? Pourquoi pas !
La loi sur les associations a vu le jour, voici dix ans déjà, et de nombreuses sociétés se sont créées. Par ailleurs, la diminution du temps de travail, la reconnaissance du repos hebdomadaire donnent naissance à une activité de loisirs qui jusqu'alors ne pouvait s'épanouir. A l'initiative d'Emile Hureau une troupe théâtrale est constituée. N'est-ce pas là une façon de se faire connaître mais aussi de faire partager ses idées au travers de textes choisis et avec un auditoire qui vous est acquis !
Le conflit familial
Depuis son départ du foyer familial, Jean s'est affirmé. Ses aspirations ! Son militantisme et son besoin d'indépendance sont tout aussi actifs. A l'atelier, les rappels à l'ordre sont fréquents. Pour une absence sans autorisation il se voit même infliger 4 jours de mise à pied en octobre 1911.
Sa vie de couple elle aussi s'est transformée. Le 3 octobre 1912, Alphonsine lui a donné une fille : Jeannette. Sa joie est totale. Pourtant, ce moment de bonheur est quelque peu assombri.
A l'occasion de cet heureux événement, Jean-Marie et Justine, ses parents, ainsi que Jeanne, sa jeune sœur viennent saluer la nouvelle venue dans la famille ; mais cette visite est aussi un adieu. Le lendemain de la naissance, c'est le départ pour Bizerte.
Ce départ aurait pu avoir lieu plus tôt, si ce n'est la promesse faite par Jean-Marie à son épouse de ne point quitter le pays avant la délivrance d'Alphonsine.
Ce départ n'est que la conséquence des engagements pris par Jean.
Afin de ne pas voir sa carrière définitivement compromise du fait du comportement de son fils, Jean-Marie a demandé sa mutation vers un établissement d'Outre-mer : Saigon ou Bizerte. En définitive, ce sera Bizerte qu'il rejoint en *1912. Il y meurt en 1956 et retrouve son épouse, Justine Thibault, d'un an sa cadette et décédée depuis 1939.
Depuis cette séparation, Jean peut s'exprimer pleinement en fonction de ses aspirations. Il est entouré d'amis dévoués et fidèles. Alphonsine est sa première et sa plus fidèle admiratrice. Jeannette est son rayon de soleil. Jean est heureux.
Ce bonheur, il faut le concrétiser devant tous. Le 28 juin 1913, Jean et Alphonsine échangent leurs consentements devant Monsieur le maire, accompagnés en cela par les copains d'lndret.
Et puis vient la période du Service National Obligatoire.
C'est évidemment, sans grand plaisir, que le 5 août 1913, Jean est mobilisé au 55ème RI, basé à Nantes, et les classes terminées il rejoint Ancenis, le 29 septembre 1913, pour y remplir ses obligations militaires pour une période de 2 ans. Il est vrai que les évènements ne sont pas des plus réjouissants.
Pendant cette période, les gros nuages noirs, qui tournoyaient au-dessus de la France et que personne n'osait regarder, sont arrivés. En l'été 1914, tout bascule.
Le 28 juin, l'assassinat de l'archiduc d'Autriche à Sarajevo offre une occasion rêvée aux plus fougueux des bellicistes pour en découdre.
Le 1er août, à 5 heures du matin, sur la pression de Joffre, le tocsin se fait le porte parole du Gouvernement et annonce à la France profonde l'ordre de mobilisation générale. Le 3 août l'Allemagne déclare la guerre à la France. Le 5 août c'est au tour de l'Angleterre. La Première guerre mondiale est née.
Depuis la cuisante défaite de 1870, conditionné en cela par certains de ses gouvernants, le peuple français n'a cessé de penser à une future revanche. A l'appel de la mobilisation générale, c'est presque avec enthousiasme que les hommes quittent leur foyer. Cléricaux, anticléricaux, droite, gauche ... anarchistes : tous unis sous le même drapeau, dans une même communion d'esprit. Cette guerre, chacun en est convaincu, sera de courte durée ! La réalité, nous le savons, fut tout autre...
Jean le révolté, Jean l'écorché vif, Jean le contestataire fait-il corps avec ce grand mouvement patriotique ? Qu'il nous soit permis d'en douter.
Depuis son arrivée à Ancenis, Jean, matricule 3648, est incorporé au 54ème Régiment d'infanterie. Il y apprend, comme toute nouvelle recrue, la marche au pas, le maniement d'armes et celui tout particulier du Lebel et de son inséparable Rosalie, avec le secret espoir de ne jamais passer à l'acte.
Le 54ème RI, c'est le régiment des gens de l'Ouest, le régiment des Bretons. Ces hommes sont réputés teigneux certes, mais ils sont courageux, volontaires et ... patriotes
Pour ces valeurs ils sont tenus en haute estime par la hiérarchie militaire. Et, pour prouver la confiance que l'on a en eux, ils sont systématiquement envoyés en premières lignes.
Rappelons que pendant cette terrible période de la Grande Guerre, si un Français sur six y laissa la vie, un Breton sur trois aura droit au « Mort pour la France ».
Après une des offensives suicidaires du Chemin des Dames où 1690 des 1800 soldats du 54ème RI perdirent la vie le général Nivelle eut cette réflexion, ô combien glorieuse, « Ce que j'ai pu consommer comme Bretons ! »
Voilà le 54ème RI, voilà le régiment dans lequel Jean Cremet va faire connaissance avec la guerre. Le jour, tant espéré par quelques-uns, tant redouté par le plus grand nombre, arrive : le 6 août 1914, c'est le grand départ vers le front de l'Est, l'arrivée le soir en gare de Clermont-en-Argonne, près de Verdun puis le transfert vers Sedan. Le 54ème RI est rattaché à la IVème Armée. Jean va faire connaissance avec la guerre, les ordres, les contre-ordres, avec le sang, la boue mais aussi la camaraderie et quelque fois le sacrifice de soi.
Le 15 août, au Grand Quartier Général, malgré les mises en garde du général Lanzerac commandant de la IVème Armée, le général Joffre lance la bataille de Charleroi. Le samedi 22 août, le 54ème RI a pour objectif de couper l'avancée allemande du général Von Kluck et pour mission la prise de Maissin, village de quelque 600 habitants proche de la frontière belge-luxembourgeoise. Pour Jean, c'est le baptême du feu.
L'offensive, débutée à 12 heures 30, ne trouve « sa conclusion » qu'à 19 heures. Six cent quatre-vingts pioupious y ont laissé leur vie ...et parmi eux quatre cent cinquante camarades de notre petit rouquin.
Se sentant en position de faiblesse et craignant une contre-offensive allemande le G.Q.G. donne l'ordre de la retraite. L'ordre ne parvient qu'en de très mauvaises conditions aux tenants de Maissin et ce repli en ordre se transforme vite en débandade.
Jean, comme beaucoup de ses compagnons d'armes livrés à eux-mêmes, a perdu le contact avec les rescapés du 54ème RI. Sous les harcèlements de l'ennemi, il tente de rejoindre les lignes françaises. Soudain pris sous une pluie de balles, les rescapés sont fauchés. Jean est également touché. Par miracle, il ne s'en tire qu'avec une balle dans le pied. Inconscient, secouru à temps, il reprend connaissance à !'Arrière, dans un hôpital de campagne.
Si pour Joffre la bataille de Charleroi est définitivement perdue, pour Jean, la guerre est finie ! Sa présence au front n'aura duré qu'une quinzaine de jours.
Si bref et si intense que fut cet épisode, les circonstances de l'affrontement, les incohérences des ordres, le mépris des vies humaines marqueront encore davantage le comportement de petit gars de La Montagne vis à vis de la guerre et apportent, sinon une explication, mais tout au moins un argumentaire aux futurs engagements de notre héros. Ulcéré par ce vécu, il penche définitivement vers l'antimilitarisme. Et pourtant il ne connaîtra, qu'au travers des témoignages d'autres poilus, les temps de déprime, les intempéries, le froid, la vermine, la maladie, les gaz, les mutineries ou les exécutions sommaires pour refus d'obtempérer. Par bonheur, grâce à cette vilaine blessure au pied, Jean a sans doute échappé au pire.
Dès que son état le permet, il est évacué dans un de ces hôpitaux militaires de l'Arrière. Pour lui, ce sera La Pallice. Dans cet établissement, il apprécie doublement la chance de s'en tirer à si bon compte.
Trépanés, mutilés, estropiés à vie, les nuits ponctuées par les hurlements nocturnes de certains compagnons, tout lui rappelle ce à quoi il a échappé.
Les récits effrayants des nouveaux arrivants ne font qu'ajouter à ses sentiments.
Un peu partout en France, vers l'Arrière, pour accueillir en convalescence les blessés venant du front, des structures voient le jour.
Ici, « L'ambulance » du Pellerin, créée dès 1914, à l'initiative du docteur Provost et de son épouse.
A Basse-Indre, depuis le départ de Jean, Alphonsine a trouvé un travail d'aide-soignante. Grâce à ce salaire, elle peut, avec Jeannette, rejoindre Jean et lui fait oublier pendant quelques instants les horreurs qui sont devenues son quotidien.
A l'été 1915, une fois rétabli, Jean rejoint Ancenis, sa garnison, et l'autorité militaire décide de le remobiliser à Indret.
Bien évidemment, son retour à l'arsenal ne passe pas inaperçu. Ses deux années d'absence n'ont pas fait oublier l'homme, le contestataire. C'est avec la joie que l'on devine qu'il retrouve ses amis, les inséparables Pierre et Emile Hureau.
A Indret, beaucoup de choses ont changé !
L'établissement a abandonné sa production de matériels propulsifs pour la Flotte. Il se doit de participer à l'effort de guerre. Il y a, à présent, d'autres priorités : alimenter en affûts de canons et en obus le Front de l'Est. Tout un atelier de machines a été reconverti pour la fabrication des obus. On a besoin de tous les hommes disponibles.
En août 1914, l'effectif en personnel est de 1258 ouvriers. La tranche d'âge comprise entre 19 et 30 ans fait cruellement défaut. Rapidement le constat est établi : cet effectif ne peut répondre aux besoins ; il faut recruter.
Des femmes , des militaires, c’est d'ailleurs dans ce contexte que Jean Cremet revient à Indret , des Algériens (en 1917), des Chinois (en1918 et 1919), des gens originaires du Nord de la France (dès 1915) viennent apporter leur aide à l'œuvre de guerre. En juillet 1917, 2887 personnes seront employées à l'arsenal
Parmi ces nouveaux arrivés venus du Nord, deux personnes attirent plus particulièrement l'attention de notre petit rouquin. Le premier est un certain Bacqueville ancien secrétaire de syndicat du Nord ; le second se nomme Barthélemy Baraille.
A l'instigation du premier, le Syndicat des Travailleurs Unifiés, jugé trop corporatiste, va se transformer et adopter la bannière de la CGT.
Barthélemy Baraille, cette nouvelle connaissance, aura une importance déterminante dans le devenir de notre petit gars d'lndret.
Mais qui est donc ce Barthélemy Baraille ?
Originaire des Landes, Baraille est entré comme ouvrier à la traction aux ateliers du chemin de fer du Nord à Anzin. Anarchiste convaincu, il participe à la rédaction et à la diffusion du journal « L'Anarchie » dirigé par Rirette Maitrejean et son ami Victor Serge (Kilbatchiche).
Renvoyé pour fait de grève, il reste dans la région et trouve du travail toujours dans le milieu cheminot. Il se fixe à Berk, dans une modeste villa blottie dans les dunes. C'est ici que viendra se réfugier André Soudy, l'un des membres de la bande à Bonnot.
Ce dernier sera arrêté le 30 mars 1912
Lors de cette arrestation, Barthélemy Baraille est également appréhendé et conduit au dépôt à Paris.
En février 1913, lors du jugement de la bande à Bonnot, il n'écopera que d'une peine légère ; son militantisme anarchiste excepté, aucunes preuves ne purent établir son lien avec la bande.
En mars 1915, malgré ce lourd passé, profitant de certains appuis et de la forte demande en main d'oeuvre du moment à l'établissement d'lndret, il fait son entrée dans cette forteresse militaire de la Basse-Loire.
Avec de tels compagnons Jean se sent parfaitement en phase
Notre Petit Rouquin, Baraille, Bacqueville, Pierre et Emile Hureau, Eugène Le Gal, son camarade de promotion d'apprentissage, et quelques autres forment un groupe bien homogène quant aux objectifs à atteindre : Non à la guerre !
A ces irréductibles, viennent se joindre quelques immigrés de la Grande Russie. Car là-bas les choses bougent. Lénine, depuis ses années pornicaises n'est pas resté inactif ; avec son ami Trotski et quelques autres immigrés, partisans de l'Internationale, ils se sont réfugiés en Suisse à Zimmerwald et tissent sans faillir la toile qui trouvera son aboutissement en octobre 1917.
A Indret, dans un établissement militaire, de telles prises de positions contre la guerre ne peuvent qu'entraîner réprobations et sanctions. Emile Hureau sera le premier à en faire les frais et, en 1916, il se voit renvoyé de l'établissement pour « distribution de tracts subversifs ». Les tracts incriminés étant en fait un manifeste de Zimmerwald diffusé par les réfugiés du village suisse avec lesquels le petit groupe a noué des relations.
Le départ d'Emile ne change en rien les motivations du groupe. Bien au contraire, ils trouvent dans cette éviction une nouvelle raison de combattre cette autorité militaire qui les opprime, qui veut les réduire au silence.
Les relations qu'ils entretiennent avec le Front de l'Est, les témoignages des blessés qui en reviennent ne font qu'accroître leur motivation. Ne dit-on pas qu'il y aurait eu un début de mutinerie au 54ème RI !
En cet été 1917, la propagande commence à porter ses fruits. Crémet, Bacqueville, Baraille et les autres sont de plus en plus écoutés ; de plus, ce mouvement contre la guerre n'est pas circonscrit qu'à Indret. Des informations provenant d'autres établissements en font état.
Le Directeur de l'Arsenal se doit d'agir. Il faut faire un exemple.
Pour nos irréductibles, l'irréparable arrive ; c'est ainsi qu'en consultant le registre des sanctions de l'établissement on peut y lire que : par la décision du Directeur n° 462 du 23 août 1917, l'ouvrier Cremet Jean est congédié pour avoir aidé les ouvriers Bacqueville et Peneau à provoquer à la désobéissance les ouvriers militaires de la Région.
Bacqueville et Peneau font évidemment partis de la charrette.
Un mois après, le 25 septembre, Jean est cependant réintégré mais toujours maintenu à la disposition de l'autorité militaire. Quatre jours après, cette mesure de mansuétude est rendue caduque. Jean est définitivement renvoyé.
En ces temps où la main d'oeuvre se fait rare, il trouve sans problème une place de chaudronnier-soudeur à Chantenay, aux Ateliers et Chantiers de Construction Navale.
Ces licenciements, le succès de Lénine au Kremlin, ne font qu'attiser la combativité du petit groupe et augmenter leur hardiesse.
Dès le début de 1917, sur le Front les troupes françaises aidées en cela par leurs alliés, repoussent l'armée du Kaiser. La victoire se dessine doucement pour le peuple de France. Elle trouve son aboutissement le 11 novembre 1918 avec la fin des combats.
Alors que les Français savourent cette victoire acquise dans le sang et les larmes et pansent ses blessures, c'est le moment choisi par l'équipe de La Montagne pour diffuser un tract dénonçant l'occupation de l'Allemagne par l'armée française.
C'en est trop ! Le principal instigateur du tract, Barthélemy Baraille, est arrêté avec pour motifs, jugez du peu « distributions de brochures interdites, propagandes bolchevistes et excitation de soldats à la révolte ». Il est incarcéré à la prison militaire de Nantes où il restera 50 jours au secret.
Sa peine purgée, interdit d'lndret, il fait jouer ses relations et trouve une place de permanent à la Bourse du travail à Nantes. Heureusement pendant ces moments financièrement difficiles, son épouse Zoé, de par son emploi de gérante à l'Union des Coopérateurs de la Montagne, a pu subvenir aux besoins du ménage et nourrir ses deux filles Charlotte et Simone.
L'après guerre
8 avril 1919, un événement dans le microcosme indrétois : Jean Cremet a réintégré l'atelier de chaudronnerie.
Maintes fois réprimandé et sanctionné et finalement congédié deux ans plus tôt, voilà notre petit rouquin réintégré ! Cela a de quoi en surprendre plus d'un ; notamment les représentants de l'ordre public qui depuis un certain temps suivent ses activités. Le commissaire Morin, chef des « chaussettes à clous », l'ayant même catalogué comme étant l'être le plus dangereux de la région.
Jean aurait-il fait amende honorable ! La Marine Nationale aurait-elle tiré un trait sur ses incartades passées ?
La réponse est ailleurs. Hors du contexte politico syndical, nous pouvons avancer une hypothèse beaucoup plus pratique et rationnelle à ce retour à Indret :
Pendant ces années de guerre et pour satisfaire à la demande, l'arsenal a abandonné ce qui était sa raison d'être : la fabrication des appareils propulsifs dont la confection de chaudières. Pendant quatre années cette production a été arrêtée. Pendant cette longue interruption, sans pour autant perdre de son savoir-faire, Indret a perdu dans les tranchées bon nombre de ses ouvriers. La main d'œuvre de qualité fait cruellement défaut. Jean, malgré son militantisme jugé outrancier, est donc accepté sans déplaisir.
Un instant de bonheur, voire de répit : à La Montagne, le 20 mars 1920, Emile Hureau épouse Madeleine Portal, fille de Jules Portal un vieil anarchiste Basse-indrais de la première heure.
L'événement est fêté comme il le convient et tous les militants sont de la cérémonie
1920 est une année riche en évènements
Hormis le merveilleux défilé du 14 juillet 1919, où la foule en liesse applaudit à tout rompre les rescapés de cette grande guerre, l'entente sacrée née de la guerre s'effrite. Aux élections de novembre 1919, le bloc national réunissant les partisans de l'extrême droite aux républicains de gauche remporte une écrasante victoire sur le bloc des gauches : 450 députés contre 86 radicaux et 94 socialistes. Par ailleurs la vieille querelle cléricaux/anticléricaux renaît de ses cendres. Cette résurgence du vieux conflit marquera la fin politique de Clemenceau, le « père de la victoire ».
Le monde politique, lui aussi, donne des signes d'effervescence.
Au 17ème congrès du Parti Socialiste de Strasbourg, les 25, 26, 27, 28 et 29 février 1920, deux courants s'affrontent. Il y a d'une part les partisans de la IIIème Internationale Ouvrière proposée par Moscou, ayant pour objectif la révolution mondiale et, les plus modérés qui s'accrochent à la IIème Internationale. Bien que très serré, le vote ne donne rien et chacun campe sur sa position.
En mai, suite à un mot d'ordre de grève générale lancé par la C.G.T., Millerand fait arrêter le secrétaire général des cheminots pour atteinte à la sûreté de l'Etat. Il faut noter en cette période les craintes provoquées par l'importante progression du parti communiste.
La classe ouvrière est troublée et divisée. Le franc se dévalue à une vitesse vertigineuse ; en un an, il perd 50% sur la livre sterling, davantage encore sur le dollar. L'Etat cherche désespérément des palliatifs (nouvelles taxes, augmentation substantielle des impôts).
C'est dans ce contexte que le 25 décembre 1920 s'ouvre à Tours le 18ème congrès socialiste. Marcel Cachin, le directeur de « L'Humanité », demande de nouveau à voter l'adhésion à la IIIème Internationale. Léon Blum refuse. C'est la scission. A la Section Française de la IIème Internationale Ouvrière, la S.F.I.O. s'oppose la S.F.l.C., la Section Socialiste de la IIIème Internationale Communiste. Parmi les députés socialistes élus en 1919, 13 seulement adhèrent au nouveau parti.
La fondation du Parti Communiste a d'importantes répercussions sur le syndicalisme ouvrier. Au Congrès de Lille, la Confédération Générale du Travail (C.G.T.), par une faible minorité, refuse d'adhérer à la IIIème Internationale. Aussitôt se forme une nouvelle organisation syndicale la C.G.T.U., la Confédération Générale du Travail Unifiée, de tendance communiste.
Dans cette France divisée, dans ce monde ouvrier en pleine ébullition, quels sont les sentiments et les options que vont adopter nos gars de la Basse Loire ?
Serez-vous surpris d'apprendre que, sans une hésitation, leur choix s'est porté vers ce courant nouveau venu des amis de l'Est. Malheureusement ils ne représentent qu'un courant très minoritaire dans le département. Sollicités pour représenter ce courant, Jean et Emile, se sentant trop isolés, se désistent. René Gomichon sera leur porte-parole. C'est avec peine d'ailleurs qu'ils apprennent que leur ami François Blanche, celui qui deviendra en 1925 et pour longtemps le maire S.F.I.O. de St Nazaire, a refusé de voter les 21 propositions de Lénine et dira « non » au Komintern.
La scission une fois consommée, René Gomichon devient le responsable fédéral du Parti Communiste. Son adjoint pour ce poste sera Jean Crémet. Les débuts du P.C. sont difficiles. Peu nombreux - la fédération de la Loire Inférieure est l'une des plus petites de France - sans argent, ils s'installent dans un petit local tristounet près de la place Bretagne. C'est, dit-on, de cette proximité de la place Bretagne que lui vint ce surnom d'Hermine Rouge dont Faligot et Kauffer ont fait leur première de couverture.
Bien évidemment, la Sûreté Générale a l'œil sur ces trublions en puissance.
A Indret, également, les Cremet, Hureau, Legal et autres sont sous surveillance. C'est dans ce contexte que l'on peut lire sous la plume de !'Ingénieur du Génie Maritime Le jeune : « L'ouvrier Jean Cremet vient de demander une permission de 8 jours à compter du 24 février pour assister au congrès socialiste de Strasbourg. Aucun règlement ne me permet de refuser, mais je pense qu'il serait bon de surveiller, à toutes fins utiles, les agissements de Cremet à Strasbourg. Cet ouvrier est en effet un de nos plus mauvais éléments. C'est un propagandiste dangereux. »
Jean Cremet, Emile Hureau, Pierre Hureau, Georges Barboteau, Pierre Ardois, Eugène Legal, Thibault, Jousseaume, Fulneau... : A l'examen de cette liste non exhaustive des membres du syndicat d'lndret, un membre du personnel d'encadrement peut légitimement, il est vrai, exprimer quelques craintes.
Début 1921, après de longues années de recherches, Calmette et Guérin viennent de mettre au point un vaccin contre ce mal qui ronge la santé des français : la tuberculose.
C'est à ce même moment que Jean contracte cette terrible maladie. Il lui faut du repos. Une telle prescription peut-elle être compatible avec notre homme ! Ses nouvelles fonctions, alliées à la fougue qui l'a toujours animé, sont opposées à ces mesures de prudence, seraient-elles mêmes dictées par les plus hautes sociétés médicales. La Cause d'abord !
Le 1er mai 1921, c'est en qualité de secrétaire adjoint de la fédération communiste de Loire Inférieure que Jean préside la manifestation de la fête du travail à Basse-Indre. Syndicalistes et Politiques défilent ensemble, mais rien n'est plus comme avant. Le congrès de Tours est passé par là, et les blessures qu'il a laissées ne se sont pas encore cicatrisées.
Le 1er janvier 1922, Jean devient secrétaire fédéral. Cette promotion n'est certes pas acceptée de bon cœur par Alphonsine qui voit dans cette nouvelle responsabilité des absences de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues.
Au printemps les faits prennent une nouvelle tournure. La Sûreté veille et les bruits les plus étonnants circulent : en mars Cremet aurait, dit-on, été contacté pour devenir le secrétaire particulier de Marcel Cachin, le secrétaire national du Parti Communiste Français. Mieux encore : la rumeur prétend qu'il aurait fait plusieurs voyages à Moscou et y aurait rencontré sa vieille connaissance pornicaise, Lénine.
Un fait est certain, au sein du parti son image prend de plus en plus d'importance : en octobre, en sa qualité de secrétaire fédéral, il représente la Loire Inférieure au Congrès du PCF. A ce Congrès, deux personnes influentes du Komintern sont présentes. A son retour, il laisse son poste de fédéral pour celui d'interfédéral. Il devient le chargé de propagande pour la Vendée, la Loire Inférieure et une grande partie de la Bretagne.
Début 1923, il se rend à Rennes pour y rencontrer Louise Bodin. Elle est la femme d'un médecin de renom. Elle a commencé sa carrière de militante comme féministe, puis devient la fondatrice du Parti Communiste rennais. Maniant bien la plume elle est la cheville ouvrière du journal bimensuel « La Bretagne communiste » qui a réuni sous un même titre deux autre journaux engagés « La voix communiste » et « Germinal ».
Depuis quelque temps Louise, malade, ne peut plus assumer sa tâche. Elle a besoin d'un renfort. C'est ainsi que Jean entre dans le journalisme militant. En franchissant cette nouvelle étape, il devient le personnage-clé du mouvement communiste du Grand Ouest.
Dans ce contexte politico-journalistique notre petit rouquin fait la connaissance d'un monde nouveau et de personnages qui laisseront leurs noms dans l'Histoire. Par le biais du journal, il fait la rencontre de Nguyên Ai Quôc, de son véritable nom Nguyên Sinh Cung (les pseudonymes sont monnaies courantes à cette époque et notre Jean saura lui aussi en son temps en user), photographe vietnamien qui, dès sa venue en France, a adopté la cause communiste et rappelle constamment à ses dirigeants leur engagement à l'égard des colonisés. Plus tard il deviendra beaucoup plus connu sous le nom de Ho Chi Minh.
D'autres asiatiques font partie de ses fréquentations. Ce sont des Chinois cette fois. Au mois de février, ils viennent de créer le Parti Communiste Chinois de Paris. Ce petit groupe est dirigé par un certain Zhou En Lai aidé en cela par le jeune Deng Xiaoping ...
Et Indret dans tout cela ? Jean ne possède pas le don d'ubiquité, et malgré tout son dynamisme il ne peut à la fois être à son travail et participer au fonctionnement du parti. Ses absences sont de plus en plus fréquentes et sont l'objet d'observations tout d'abord verbales.
Puis vient le temps des rappels à l'ordre.
C'est ainsi que le 6 octobre 1922, il est rappelé à l'ouvrier Jean Cremet, matricule 2510, qu'il est interdit de s'absenter sans avoir demandé l'autorisation (absence illégale du 4 novembre 1922).
N'était-ce pas à cette même époque qu'avait lieu à Paris le congrès du PCF ?
Hélas ! Sa passion pour le Parti est la plus forte, et le 9 mai 1923, la sanction tombe : Congédié d'office pour absences illégales (OD n° 74 du 9 mai 1923). La carrière de Jean à Indret est définitivement terminée.
Ce mois de mai 1923 va marquer un tournant important dans la vie de Jean et de sa famille. Ce licenciement d'lndret ne semble pas l'avoir affecté outre mesure. D'autres grands projets occupent tout son esprit.
Lors du congrès d'octobre 1922, sa présence et ses interventions ont retenu l'attention des représentants du Komintern. C'est dans cette optique que la Grande Union Soviétique l'a ... invité - sélectionné, dirons-nous -. Une autre de ses connaissances sera également du voyage : le futur Hô Chi Minh.
Pour des raisons évidentes de discrétion et pour déjouer les services de la Sécurité, leurs départs seront échelonnés et leurs chemins pour rejoindre Moscou sont des plus complexes. Si notre photographe vietnamien part le 13 mai, Jean attendra le 20 pour quitter le sol français.
Seuls Alphonsine et son ami Barthélemy ont été mis dans la confidence.
A Moscou, l'accueil est chaleureux. Les dirigeants bolcheviks se font un devoir de faire découvrir à Jean et à son ami annamite, de 2 ans son aîné, les grandes réussites de cette jeune république soviétique qui fêtera bientôt ses six ans : les entreprises collectivisées, le système éducatif, les crèches et les nouvelles dispositions de la nouvelle politique économique (la N.E.P.) décidée par Lénine l'année précédente. Ils observent cependant les difficultés rencontrées dans cette grande marche en avant. Tout d'abord, ils ne peuvent rencontrer Lénine ; celui-ci malade se soigne à Gorki dans le plus grand secret. Cette faiblesse attise les ambitions. La cohésion du Soviet Suprême se craquelle ; le tout sur fond de crise économique.
La foi de nos invités n'est en rien altérée par ces luttes intestines. Leur engagement pour la cause est intact.
Nguyên Sinh Cung et Jean Crémet ne sont pas venus à Moscou en simples touristes. D'autres tâches les attendent. Le premier nommé est convié à rencontrer les spécialistes des questions coloniales et, à l'issue de ces contacts, il est affecté au Bureau chargé d'organiser la Révolution en Asie. Il reste en Union Soviétique et un an plus tard part en Chine où il seconde Mikhaïl Borodine le responsable du Komintern dans ce pays.
Quelques temps après, il établit les bases du Than nuen, organe de la jeunesse révolutionnaire vietnamienne et sillonne l'Asie du sud-est pour le compte du Komintern. Dès lors, il ne cessera de fustiger la politique coloniale de la France et notamment celle du Parti Communiste Français qu'il trouve trop laxiste.
Et notre petit gars d'lndret, de quelle mission va-t-il être investi ?
A l'instar du futur Hô Chi minh, il assiste, en qualité d'observateur, à différents groupes de travail. Bien évidemment, dans ce type de réunions, il n'est pas possible d'occulter les conflits de personnes et les divergences sur les objectifs à atteindre, mais Jean les comprend et les accepte.
Si son départ de France s'est effectué dans le plus grand secret, son absence est, par contre, très rapidement remarquée. Son retour, dans ce contexte, n'a pas lieu dans l'anonymat. Qu'importe. Le temps fort qu'il vient de vivre, ce monde nouveau avec lequel il vient de faire connaissance, l'enrichissement qu'il en a tiré, il veut les faire partager.
Dès le début septembre, il s'investit totalement dans le journal du Parti La Bretagne Communiste et rédige avec Louise Bodin les articles de fond où il porte au pinacle ces réalisations issues de la révolution russe dont il a été le témoin privilégié.
Rappelons-le, Jean aime la lecture. Enfant, Jules Verne l'a longtemps accompagné ses rêveries ; adolescent puis jeune ouvrier, Marx et Engels sont devenus ses maîtres à penser. Pour ses articles il puise leurs écrits pour étayer ses exemples.
Cette nouvelle expérience lui ouvre de nouvelles perspectives : Tout le monde n'accède pas à la lecture, il est nécessaire de trouver un autre moyen de propagande. Il faut se faire entendre. Débute alors une série de meetings à travers toute la Bretagne.
Son éviction d'lndret paraît déjà bien lointaine. Jean Crémet, l'apprenti chaudronnier de 1907, est devenu un tribun, un professionnel de la politique, plus encore, un révolutionnaire permanent. Son court séjour en Union Soviétique en a, vraisemblablement, été le déclic.
Ces conférences bien ciblées ont un impact tel, que les services de Sûreté s'en inquiètent. Pour Jean et ses amis, il faut redoubler de prudence pour éviter toutes les chaussetrapes et autres traquenards posés par la Police, mais également, par la droite française et par son leader le plus médiatisé, Charles Maurras de l'Action Française.
Une étape importante
En cette fin d'année 1923, notre Petit Rouquin s'est fait un nom. Le résultat de ses meetings, la faconde dont il a fait preuve, en ces circonstances, ont provoqué des réactions extrêmement positives au siège parisien du Parti.
Les retombées médiatiques du séjour soviétique de notre petit gars de La Montagne ont ravi Moscou. Plusieurs hauts dirigeants souhaitent le voir assumer des responsabilités nationales.
«Montez à Paris !». Est-ce un ordre ou une invitation ? Certes Jean escomptait bien quelques retombées positives de ce travail de propagande qu'il a effectué dans l'Ouest. Bien évidemment il s'attendait à une réaction des instances dirigeantes ! Mais, il n'avait pas envisagé une telle éventualité.
Monter à Paris, c'est dire adieu à ce pays nantais qui l'a vu naître, mais c'est et surtout un changement total de sa vie de famille. Et là... Alphonsine réagit sans ambiguïté à cette proposition parisienne : « Non Jean ! Je ne monterai pas à Paris. Si tu réponds à cet appel, je resterai ici avec Jeannette ! ».
Pour notre militant, la décision à prendre est difficile. La défense de la Cause, c'est certain, est prioritaire à ses yeux, mais, partir seul pour Paris, c'est s'éloigner à jamais de sa petite famille et de sa petite Jeannette. Quelques jours plus tard, il reçoit un mot de Barthélemy Baraille « Jean, il faut que tu partes ; le devoir t'appelle. Toi seul peux défendre la classe ouvrière. Ta famille ne doit pas constituer un obstacle. ».
Jean reste sans répondre à cet ordre déguisé et à la supplique de son ami. Pour l'heure un autre objectif occupe ses pensées.
Début janvier 1924, c'est le 4ème congrès du PC à Lyon. Emile Hureau et Jean Cremet sont mandatés pour y représenter la Loire Inférieure.
Le 21 janvier, pour preuve de la confiance qui lui est accordée, c'est Jean qui monte à la tribune pour présenter les bases d'un protocole d'accord PC/SFIO. Très en verve, l'ancien apprenti chaudronnier est chaleureusement applaudi. 145 des congressistes (sur 148) lui apportent leurs soutiens. Parmi ces derniers, Marcel Cachin et un jeune secrétaire fédéral du Pas-de-Calais : Maurice Thorez
Quelques instants seulement après ce succès, une nouvelle tombe, telle la foudre, sur l'assemblée : Lénine le père de la Révolution d'octobre, celui qui concrétisa les grands principes de la doctrine marxiste, celui qui lors de ses rencontres à Pornic fut en quelque sorte la référence idéologique de Jean est mort. De plus, le souvenir des propos peu amènes, échangés en sa présence lors des réunions de travail du Kremlin en juillet dernier, vient s'ajouter à sa tristesse et à ses craintes quant à l'avenir du nouveau régime.
Pour l'heure, le congrès doit suivre son cours. Après les différentes interventions et prises de paroles il convient de passer au renouvellement du bureau national.
Encore auréolé de sa prestation à la tribune et du succès obtenu par sa motion, Jean est élu secrétaire général. A une majorité relative certes, mais élu. Notre gars de la Basse Loire, abasourdi en perd tout de sa faconde habituelle.
Cette victoire est de courte durée. Bien vite on se rend compte des effets que peut avoir un tel changement dans l'Appareil et l'incidence que peut provoquer l'arrivée de ce quasi inconnu sur le militant de base. Evolution, oui ! Révolution, non ! Le parti sera tricéphale : Louis Sellier sera le secrétaire général ; il sera secondé en cela par deux secrétaires généraux adjoints, Jean Cremet et Georges Marrane.
Numéro deux à l'échelon national : voilà de quoi alimenter l'argumentaire et la requête de Baraille.
Accepter une telle fonction dans l'Appareil du parti, c'est implicitement admettre des séjours quasi permanents dans la capitale.
A son retour à Basse-Indre, Alphonsine est loin de partager la fierté de son mari et ne s'associe pas à la fête que lui réservent ses collègues. Sa décision est catégorique. Elle ne le suivra pas.
Déçu par l'incompréhension de son épouse, la mort dans l'âme, mais toujours avec le secret espoir qu'un jour prochain Alphonsine et Jeannette le rejoindront, Jean se rend au 120, rue de Lafayette, le siège du Parti.
Au Parti, l'ancien secrétaire, Albert Treint n'a pas accepté avec philosophie son éviction lors du congrès de Lyon. Représentant l'aile dure, il a toujours l'appui de Zinoviev le président du puissant Komintern.
Quelque soient les aspirations qui les animent, les hommes ne sont que des hommes et trop souvent, les ambitions prennent le pas sur les idéaux fussent-ils les plus généreux. C'est ainsi qu'après quelques mois de « placard », Treint réapparaît au sein du secrétariat général.
Influence soviétique ? Cette réapparition marque également un tournant dans les orientations du PC : la radicalisation du mouvement et l'excommunication du courant libertaire du mouvement ouvrier français.
Opportunisme ? Résurgence de son vieil instinct anarchiste ? Notre petit rouquin se rallie sans réserve et sans arrière-pensée dans cette nouvelle ligne du parti.
Début 1925 : Voilà presque un an que Lénine n'est plus, et son successeur n'a toujours pas été désigné. Voici venu l'heure des choix. C'est le fils d'un cordonnier géorgien, secrétaire du parti depuis 1922, qui est désigné. Il a pour nom Yossif Vissarionovitch Djougachvili ; il sera plus connu dans l'Histoire sous le nom de Joseph Staline.
Par Dimitri Manouilsky, l'intermédiaire privilégié entre Paris et Moscou, Staline connaît Crémet dans ses moindres détails : intelligence, énergie, dévotion à la Cause. Il souhaite vivement le rencontrer et sans plus attendre le convoque au Kremlin.
Que se passe-t-il ? De quels pouvoirs, Jean a-t-il été investi ?
Ce qui est certain, c'est qu'au retour de Moscou il abandonne son modeste meublé pour le 58, rue Myrha, un appartement de meilleur aspect. Comptant sur ce nouveau cadre de vie il relance, hélas en pure perte, Alphonsine.
Si ce nouveau refus l'affecte, il en est tout autrement au sein du parti, où son étoile ne cesse de monter.
Les 3 et 10 mai, ont lieu les élections municipales. Jean est le candidat désigné pour le XIVème arrondissement. Au deuxième tour, grâce à un bon report des voix des radicaux socialistes et de la SFIO, il devient élu du peuple : Jean Crémet est conseiller municipal de Paris. Il est nommé membre de la commission locale professionnelle et à la commission d'enseignement du travail manuel.
Une telle promotion sociale pour le petit gars de Basse-Indre ! Alphonsine saura-t-elle résister ? Jean ose une nouvelle relance, et, miracle ! Elle répond favorablement à l'invitation. Pour Jean le bonheur est total. Il ne sait que faire pour satisfaire la curiosité de son épouse et de la petite Jeanne.
Ces instants enchanteurs sont malheureusement éphémères, et Alphonsine ne peut s'attarder davantage ; son métier de garde-malade l'appelle. C'est la mort dans l'âme que Jean les voit regagner son Ouest natal.
Ce rayon de soleil disparu, l'engagement pour le parti reprend tous ses droits. Pour l'instant les préoccupations de celui-ci se situent hors de France. Au Maroc, depuis juillet 1921, sévit la guerre du Rif. Les communistes français saluent la victoire d'Abd el Krim contre les Espagnols et souhaitent la continuité de la lutte jusqu'à l'indépendance. Ils condamnent l'intervention de la France, au grand dam de Lyautey, alors proconsul de France au Maroc. En se positionnant de la sorte le PC se met, sans jeu de mot, dans le rouge.
Au lendemain du 14 juillet 1925, le conseil municipal de Paris propose une allocation à la veuve du général Mangin qui vient de mourir. Pour le PC c'en est trop. Une nouvelle fois, les positions se radicalisent.
Avec le conflit marocain, avec les douloureux rappels sur les plaies tout justes cicatrisées de 14-18, le climat social se durcit et le PC penche doucement mais sûrement vers un antimilitarisme qui le marginalise.
Hormis ses prises de position à propos de la guerre du Rif, le Parti Communiste affiche une hostilité ouverte contre l'Etat Major militaire et le mépris affiché de celui-ci vis à vis des êtres humains engagés dans le récent conflit mondial.
Pour une certaine tranche de la population et pour de nombreux tenants du pouvoir, ces engagements, ajoutés à l'incitation des peuples opprimés à la révolte permanente, placent ce nouveau courant politique comme l'ennemi intérieur de la France.
De ce fait, ses membres font l'objet d'une surveillance de tous les instants de la part des services de sûreté de l'Etat. L'un d'eux, Jacques Doriot, sera emprisonné et ne sortira de prison qu'à la suite de son élection comme député de Saint-Denis.
Jean le rebelle se réveille. Dans cette lutte des plus ouvertes contre l'oppression, contre l'armée, il prend toute sa dimension. Le point chaud se trouve à Marseille ! Il part vers le Midi. Marseille, Béziers, Salon de Provence, Digne, La-Seyne-sur-mer, partout il prône toutes sortes d'actions contre la guerre et l'injustice : ici, la grève, là, le boycott de la fabrication et du transport du matériel de guerre. Son éloquence attire et enflamme des milliers d'ouvriers et provoque de nombreux affrontements avec les forces de l'ordre.
L'activisme, affiché par notre gars de La Montagne dans le midi de la France, allié à ses interventions musclées lors des conseils municipaux de Paris n'est pas sans laisser quelques traces. La justice l'inculpe pour « incitation de militaires à la désobéissance et complot contre la sûreté de l'Etat ». En juillet n'a-t-il pas paraphé un « appel aux marins et aux soldats » particulièrement explosif !
Il sera, heureusement amnistié peu après.
Et tout cela, malgré cette tuberculose qui l'amoindrit et qui l'amène à se désister lors de certains meetings.
Fin septembre il est rappelé au siège central. Il faut préparer la conférence nationale d'Ivry-sur-Seine du 20 octobre, et, qui, mieux que notre petit rouquin, peut être mandaté pour traiter des problèmes de la classe ouvrière !
1925 est décidément une année riche en événements pour Jean. Décembre sonne pour lui le début d'une carrière internationale : il est désigné comme membre du Praesidium du Comité Exécutif du Komintern.
Notre Jean, du fait de ses fréquents voyages à Moscou et sa nomination toute récente au sein du Komintern, fait même l'objet d'une attention toute particulière. Il bénéficie même d'un régime de faveur et d'une assistance habituellement réservée aux membres importants du parti.
C'est ainsi, qu'eu égard à sa santé fragile le maître de Moscou l'invite personnellement à se faire soigner à Yalta, aux bords de la mer Noire, puis au sanatorium de Lividia dans l'ancien palais d'été des tsars. Ce dernier ne s'offusque pas outre mesure de l'importance que l'on porte à sa personne. Sa verve aidant, il lui arrive de plus en plus fréquemment d'apporter la critique dans certaines orientations choisies par le PC. Il convient d'ajouter à cela, l'écoute favorable dont il bénéficie auprès de Staline le nouvel homme fort de Moscou, et le soutien que celui-ci lui apporte. De militant et défenseur inconditionnel de la cause, Jean Cremet se sent attiré par le pouvoir.
Cette ambition nouvelle ne passe pas inaperçue. Sémard, le « numéro un » du parti, prend ses distances vis à vis de Cremet. Il craint que cette notoriété qui s'affirme ne lui fasse de l'ombre. C'est avec cette arrière-pensée que celui-ci propose à Jean de devenir officiellement le représentant du Parti Communiste Français au sein du Komintern.
Pour Jean, c'est une nouvelle promotion dans la hiérarchie du Parti ; c'est aussi de nouveaux déplacements, des absences de plus en plus longues. S'il lui arrive d'envoyer de temps à autre quelques cartes postales à sa petite Jeannette, ses relations avec Alphonsine se font de plus en plus rares.
Depuis le début de 1924, dans le cadre de ses activités, Louise Clarac le seconde dans sa tâche. Louise est une jeune militante originaire d'Angoulême dont il a fait la connaissance lors de ses meetings dans la cité phocéenne.
Jean est enthousiasmé par le dynamisme de cette jeune camarade de 3 ans sa cadette. Il n'oublie pas Alphonsine et Jeannette, mais Louise c'est la rebelle passionnée, celle qui partage ses espoirs, ses rêves, qui l'approuve, l'encourage, mais aussi qui le soigne dans les instants ou la maladie se rappelle à lui. Très rapidement leur relation prend une autre tournure et ils deviennent amants.
En 1926, à Moscou les évènements s'accélèrent. Staline, en voulant rompre avec le passé, a suscité un front d'hostilités. Cette opposition est menée par Zinoviev, le président du Komintern et Trotski, le tenant de la révolution permanente.
Le 26 novembre 1926 s'ouvre à Moscou le 7ème plénum de l'Exécutif. Pierre Sémart, Albert Treint, Jacques Doriot, Maurice Thorez et Jean Cremet y représentent le PCF. Dix jours plus tard, à l'issue de cette assemblée Jean est élu membre du Komintern ; Maurice Thorez prend sa place comme secrétaire général adjoint. La clôture de ce 7ème plénum a une autre conséquence : elle sonne le glas des opposants à Staline.
En cette fin d'année 1926, Jean s'accorde un moment de détente et passe quelques temps à Basse-Indre près de Jeannette et Alphonsine. En sont-ils conscients ? Ce sera l'un des derniers moments passés en commun. La vie va de nouveau emporter Jean vers de nouvelles aventures.
L'entrée dans la clandestinité
Le Komintern, créé par Staline, est né de la IIIème Internationale Ouvrière en mars 1919. Son noble but, même s'il peut paraître, aujourd'hui, empreint d'un certain utopisme, est de rassembler sous une même bannière et d'unir dans un même combat tous les prolétaires de la Terre.
Représenter le PC français au Komintern, Quelle promotion ! Mais curieusement le comportement de notre personnage change.
Tout d'abord, il change d'appartement. Ce n'est pas la première fois qu'une telle chose se produit, mais cette fois il prend soin de trouver un appartement doté d'une sortie dérobée.
Ensuite, il contacte un ébéniste afin que ce dernier lui confectionne une armoire pour y ranger sa documentation, mais une armoire munie de caches où il pourra planquer ses documents confidentiels, afin d'éviter que ces Messieurs de la Sûreté ne puissent les trouver.
Notre petit rouquin aurait-il déjà franchi le pas de la clandestinité ou aurait-il quelques pressentiments par le fait de ses futures fonctions qui l'attendent ?
Pourquoi de telles précautions ?
Ce qui est certain, c'est que la Sûreté Générale est en éveil.
Pour mieux comprendre, revenons quelques années en arrière.
Au début des années 1920 la plupart des communistes sont des rebelles quelque peu anarchisants, des idéalistes acquis à la toute jeune république socialiste soviétique. Ils n'ont pas de structures bien établies, mais en quelques années le mouvement s'est affirmé et a gagné en maturité. Il est devenu un courant de pensées et d'actions. Il est donc important de lui accorder toute l'importance qui lui est due. Les échanges constants de ses membres avec les instances soviétiques inquiètent. Jusqu'où iront-ils ? Pourquoi pas l'adhésion à la cause de l'étranger, l'espionnage, la trahison !
Déjà certains militants ont fait l'objet de poursuites et ont été arrêtés pour avoir transmis des renseignements.
Ces arrestations sont fondées. Les services secrets soviétiques ont exploité l'idéalisme de certains militants du PCF et établi en France un véritable réseau d'information. Jean est acquis à la Cause, c'est un militant inconditionnel ; par ailleurs, et ce n'est pas le moindre détail, il a conservé ses entrées auprès de ses camarades des arsenaux.
Dès lors en 1923, après avoir obtenu l'aval du bureau national, les services secrets sociétiques contactent Cremet, qui accepte.
Jean Cremet, celui qui deviendra, 2 ans plus tard, élu du peuple à la mairie de Paris, le chaudronnier d'Indret a franchi le fossé. Il est devenu espion à la solde de l'Union Soviétique. On comprend mieux sa fougue et son assurance dans ses interventions dans le midi ; Joseph Ducroux, l'ami rencontré fortuitement à Marseille et qui lui a fort obligeamment offert ses services est membre du Komintern. On y trouve également une explication dans la recherche apportée dans le choix et l'agencement de sa nouvelle demeure.
En comprend mieux ce regain de précautions ; car les services secrets français ne chôment pas. Le microcosme de l'espionnage est truffé d'espions et de contre-espions, d'agents provocateurs, de taupes et de vrais faux documents.
Revenons à présent à la situation de 1926.
Ce jeu du chat et de la souris dure déjà depuis plus de 3 ans. Avril 1926 restera comme une date marquée d'une pierre noire dans le fonctionnement de ce réseau soviétique.
Depuis le début de 1925, les renseignements généraux alliés aux services de la Sûreté nationale ont uni leurs actions et ont réussi à infiltrer ce réseau d'espionnage. D'ailleurs depuis longtemps, même au temps des tsars, la Russie s'est toujours montrée très intéressée par l'industrie militaire française. Si la révolution d’Octobre 1917 a bouleversé l'appareil du pouvoir elle n'a en rien changé ses objectifs : Satory, pour l'armement terrestre, les arsenaux pour la Marine sont l'objet d'attentions particulières. Les ressortissants de ces établissements sont très vivement recherchés et sollicités, pour peu qu'ils affichent des convictions favorables à l'idéal communiste.
En ce mois d'avril 1927, les têtes tombent ; Pierre Dadot, secrétaire général des employés civils des établissements militaires, est même momentanément mis en arrestation pour avoir servi, à son insu, de boîte à lettres.
Deux agents soviétiques et de nombreux militants communistes sont arrêtés. Et Cremet ? En ce jour d'avril 1927, il est introuvable. Une fouille en règle à son domicile ne donne rien de plus... Sa compagne Louise Clarac, également recherchée, est elle-même introuvable. La sortie dérobée de leur appartement aurait-elle prouvé son utilité ?
Le conseil municipal doit se tenir le jeudi suivant. Jean va-t-il s'y rendre ?
Le commissaire Louis Duclaux compte sur le côté bravache du personnage et opte pour l'affirmative, mais, afin de ne pas provoquer d'esclandre parmi la docte assemblée, il se contente de placer ses inspecteurs à chaque sortie. Le piège est mis en place. Il ne reste plus qu'à attendre.
A 15 heures précises, Jean fait son entrée ... et s'esquive par une porte dérobée, échappant ainsi au nez et à la barbe de la police (des employés de l'Hôtel de ville ayant pris soin à son entrée de l'informer de la mise en place du dispositif policier).
Le commissaire Duclaux en est vert de rage.
Le soir même, Jean doit animer un meeting, mais il ne s'y présente pas et se fait remplacer. Son absence est officiellement attribuée à une poussée de fièvre due à sa tuberculose.
Duclaux n'en démord pas et ne relâche pas sa surveillance. Le lycée de jeunes filles de la rue du Boccage, à Nantes, reçoit la visite des inspecteurs et Jeannette, alors âgée de 14 ans, y est longuement mais vainement interrogée.
Les indics infiltrés au sein du PC ne sont pas plus heureux dans leur entreprise.
Cremet, le responsable du réseau, est-il encore en France ? Dans l'affirmative, où peut-il bien se cacher ?
Un fait est certain : Le Petit Rouquin et Louise n'ont pu échapper aux recherches sans bénéficier de complicités. Celui qui leur est venu en aide n'est autre qu'un personnage aux différentes facettes et aux multiples identités (la chose est semble-t-il courante à cette époque) connu sous le pseudonyme de « général Muraille ». Ce « Muraille » n'est pas n'importe qui. Il est le responsable en France du GRU, le Guépéou le puissant service politique de l'Union Soviétique. C'est grâce à ses compétences que nos deux fuyards disparaîtront de France.
Cette chasse aux responsables communistes ne se fait pas sans créer quelques vagues.
Voici ce qu'on peut lire sur notre petit Rouquin dans l'Echo de Paris d'avril 1927, sous la plume de Guy Rounereau :
C'est un bien singulier et bien ténébreux personnage que ce Cremet, conseiller municipal de la Santé, qui est depuis plusieurs jours sous mandat d'arrêt pour complicité d'espionnage dans l'affaire des arsenaux et de la Marine.
Il a fallu la maladresse d'un comparse perdu dans quelque cellule communiste, pour que brusquement surgisse de l'ombre où il se cache depuis deux ans au moins, un des chefs (sinon le chef) de l'organisation révolutionnaire en France.
On assure qu'il s'appelle Cremet. C'est probable. En tout cas, il a été élu en mai 1925, sous ce patronyme, dans le quartier de la Santé, en remplacement du fameux Midol également communiste.
Le plus clair que l'on sache sur Cremet, c'est qu'en dehors du nom sous lequel il est connu, on ne sait rien, ou presque rien.
Sa vie passée ! Quelques renseignements assez vagues : Jean, Louis Cremet serait né à La Montagne, le 17 décembre 1892.
Ancien chaudronnier, mais vite las du marteau et de l'enclume, Cremet s'est lancé très jeune dans la politique syndicaliste et révolutionnaire. Son action s'est surtout exercée dans la région de Nantes.
Que fit-il pendant la guerre ? Nul ne le sait. Après la guerre ? Mystère.
En mai 1925, après l'invalidité du « camarade » Midol qui, on ne l'a pas oublié, glissa, en plein conseil municipal, entre les doigts de la police qui surveillait cependant toutes les issues, le nom de Cremet réunit les suffrages communistes.
Dûment validé, Cremet commença la plus funambulesque carrière de conseiller municipal que l'on connaisse.
Cet élu du peuple avait une conception très personnelle de ses devoirs. Communiste, il pensait que son action avait beaucoup plus de chances d'être féconde en dehors de la salle de délibération de nos édiles. Ainsi n'y mettait-il point les pieds.
Un jour cependant, en 1925, on le vit. On dit aujourd'hui qu'on le vit. Mais au fond, personne n'en est trop sûr. La légende rapporte que Cremet monta à la tribune et, à l'occasion d'on ne sait quel débat, déclara à ses collègues, sans doute distraits, qu'il avait tenté de déserter en 1914 et qu'il tenait cet acte pour glorieux et méritoire.
Le plus curieux est que nul ne songea à s'étonner de cet individu émergeant brusquement du néant et qui venait à se vanter publiquement d'un crime ; ni les conseillers municipaux, ni la police politique.
Que nul ne se soit inquiété des antécédents de Cremet, de son discours antipatriotique, c'est vif !
Mais qu'est cela à côté de la suite !
Depuis son unique intervention de 1925, Cremet a disparu. Disparu du conseil municipal, disparu de la circulation, disparu de son domicile ...
De cela non plus, personne ne s'est inquiété. Et c'est bien le plus étonnant de toute cette affaire.
Car si Cremet, conseiller municipal communiste, disparaît, il n'oublie pas pour cela de toucher son indemnité. Plus précisément de la faire toucher par des « camarades » qui signent pour lui la feuille d'émargement et de présence.
Au fonctionnaire déférent qui lui demande : « Où doit-on faire suivre votre courrier ? », le conseiller communiste répond : « A la C.G.T.U. rue Lafayette ... »
S'il a un domicile dans le XIVème qu'il représente, ou dans un autre quartier, ou plus simplement sur quelque coin de la terre de France, nul ne songe à le lui demander ...
Pas même ses électeurs.
Il y a deux permanences électorales : un bistro, 30 rue de l'Amiral Mouchez, aux fans des fortifs, et un bar un peu plus reluisant, 91, rue de la Tombe-Issoire.
Deux permanences et deux secrétaires : M. Dormont qui habite Levallois-Perret, et Melle Louise Clarac, qui habite on ne sait où, mais qui est tout de même comme son patron sous mandat d'arrêt.
Le mardi Dormont reçoit les clients dans le bar de la rue de la Tombe-Issoire ; le vendredi il préside le défilé des électeurs rue de l'Amiral Mouchez.
Entre temps Dormont et Melle Louise Clarac organisent des réunions de propagande dans les deux permanences, à quelques mètres des commissariats de police.
Et Cremet direz-vous ? En deux ans de mandat municipal, ses électeurs, même ceux qui fréquentent les permanences, l'ont vu quatre ou cinq fois. Dont deux fois au mois de mars, c'est-à-dire au moment où l'activité des communistes parisiens est devenue apparente.
Cremet a cependant un domicile. Mais jusqu'à jeudi la police politique l'ignorait. Et lorsque, après huit jours de recherches, elle l'a découvert au 14 du passage de la Grande-Route, dans le XI/ème arrondissement, Cremet, qui, lui est mieux renseigné sur les intentions de la police que la police ne l'est sur les siennes, Crémet avait pris « le large ».
Et cependant, il aurait eu, semble-t-il, un intérêt majeur à mettre la main sur l'élu communiste et à lui faire réintégrer le quartier de la Santé, même au régime politique.
Cremet, en effet, n'est point un communiste banal. C'est un chef, d'autant plus redoutable, qu'il se cache, on vient de voir, avec quelle ténacité et quel succès.
Cremet serait la deuxième incarnation de Zalewski, l'œil de Moscou ...
Sa mission serait de surveiller les troupes et les grands chefs du communisme français : Cachin, les Vaillant- Couturier et autres.
On dit même qu'il est commissaire du peuple en Russie, en attendant de l'être à Paris, le cas échéant.
Ce qui est certain, et ce qui est confirmé par les communistes eux-mêmes, c'est qu'il passe le plus clair de son temps à Moscou.
Quelles que soient les surprises que nous réserve l'enquête sur l'espionnage communiste, il est douteux que nous apprenions par la suite une histoire plus ahurissante que celle de Cremet conseiller municipal fantôme ignoré de ses collègues et électeurs, ignoré de la police politique, haut personnage à Moscou, insaisissable, couvert par la complicité d'un quartier infesté de communistes et qui passe la frontière comme il lui plait, quand il lui plait, à la barbe des gardiens de l'ordre.
D'autre part, un confrère régional a publié jeudi sur ce mystérieux Cremet les renseignements suivants : :
Né à Basse-Indre, et travaillant à Indret comme chaudronnier, Cremet n'avait aucun titre officiel pendant tout le temps qu'il demeura parmi nous. C'était simplement un très actif propagandiste et qui recherchait à attirer à lui l'attention du Comité Directeur.
Parlant avec facilité, pendant deux ans de 1923 et 1924, il fit de nombreuses conférences dans la région. ...
Le Comité Directeur l'appela à Paris en mai 1924 et fut envoyé en mission en Russie. Il en revint à la fin de l'été et fut alors admis au Comité Directeur.
Depuis il ne fit que de courtes apparitions dans la région. Il est certain que l'auteur de cet article ne porte pas la doctrine communiste dans son cœur. Nous avons déjà pris connaissance de la plupart des faits signalés dans cet article toutefois celui-ci ne manque pas d'apporter quelques nuances au sujet du comportement de notre personnage et par voie de conséquence nous amène à la réflexion...
Ainsi, l'évocation de ses propos, où il se vante d'avoir tenté de déserter pendant la Grande Guerre en 1914, jette une ombre sur sa providentielle blessure lors de la retraite de Maissin. Oserons-nous user du mot automutilation !
Avant de quitter le pays, Jean le frondeur s'offre une dernière pirouette et adresse, par l'intermédiaire de L'Humanité et publiée dans le journal du 20 mai, une lettre ouverte au juge Peyre chargé du dossier : « Toute la presse bourgeoise de droite et de gauche fait grand bruit autour de la fameuse affaire d'espionnage dans laquelle la Sûreté générale a mis dans le même sac des étrangers et un certain nombre de représentants des organisations syndicales, des conseillers municipaux de Saint-Cyr, moi-même ainsi que celle que vous appelez ma secrétaire.
L'inculpation d'espionnage ne tient pas debout. Elle n'a été lancée, préparée, machinée, avec des faux et des agents provocateurs, que pour préparer le coup du complot. Je suis, non en fuite, mais au poste que mon parti m'assigne ». Le journal L'Humanité y va lui aussi de son couplet et présente notre petit gars de La Montagne comme un homme serein, travailleur et sûr de son bon droit.
La polémique s'enfle. Les plus hautes sphères sont touchées : Aristide Briand, le leader radical de la Loire Inférieure est éclaboussé. Les réactions les plus vives naissent : Charles Fillon, emprisonné entame une grève de la faim.
Le 1er mai 1927, c'est la fête du Travail, c'est, bien évidemment, le grand rassemblement des militants de la C.G.T.U. Au cours du meeting qui suit le défilé, la maréchaussée, afin d'éviter tout débordement, encadre les participants. C'est alors qu'un des orateurs s'adresse aux forces de l'ordre et les interpelle par un « As-tu vu Cremet ? ».
Quelques jours plus tard, le 27 mai, à l'occasion de l'anniversaire de l'écrasement de la Commune de Paris 1871, ce trait, plein d'ironie mordante, est repris à l'unisson par les participants qui gestes à l'appui scandent à l'adresse des agents un « As-tu vu Crémet ? - As-tu vu Cremet ? - As-tu vu Cremet ?....... ».
Leitmotiv qui fait, à n'en pas douter, le bonheur de la presse de gauche
Mais, où est donc passé notre Petit Rouquin ?
En juillet, suite à leur arrestation d'avril, par l'inspecteur Duclaux, les militants communistes sont jugés et condamnés. Jean Cremet, pour sa part, est condamné par contumace à 5 années d'emprisonnement.
La grande Russie socialiste soviétique
Dans la Grande République Socialiste et Soviétique, Moscou ne représente pas qu'un refuge pour Cremet ; bien au contraire, c'est l'aboutissement d'un rêve. Plutôt que de venir y faire des apparitions plus ou moins fréquentes, il va pourvoir enfin y vivre.
Quitter la mère Patrie n'est pas son souci principal. D'ailleurs, cela fait déjà un moment qu'il a choisi son camp. N'a-t-il pas trahi !
Son grand regret est autre : sa nouvelle destinée le condamne à ne plus jamais remettre les pieds sur le sol français ; ce qui implique de ne plus jamais revoir Alphonsine pour laquelle, au-delà de la séparation et de sa liaison avec Louise Clarac, il a toujours gardé de nobles sentiments. Le pire cependant c'est Jeannette, sa Nette, l'idée de ne plus jamais la voir lui est insupportable et, tout au long de son exil, il mettra tout en œuvre, et souvent par les moyens les plus rocambolesques, pour lui faire parvenir de ses nouvelles, sans qu'il puisse, hélas, en espérer le retour.
Cependant, son paradis sur terre, cet idéal communiste qui est devenu sa raison d'être, ne sont plus ce qu'ils étaient. Staline n'est pas Lénine. L'homme aux yeux jaunes impose de plus en plus son emprise sur le pays. Entouré d'individus sélectionnés pour leur docilité à l'appareil, de ses sbires, de sa terrible police secrète, il n'admet aucune résistance. Les plus hostiles le paieront de leur vie ; les plus importants échapperont à l'irréparable, du fait de leur notoriété, mais seront réduits à l'exil. Trotski en fera la dure expérience.
Jean a pris conscience de cette ambiance dans laquelle il évolue et il a appris, à freiner son instinct frondeur et à mettre un peu plus de diplomatie dans sa façon d'agir.
Chassez le naturel, il revient au galop !
En octobre 1927, Staline convoque quelque cinquante communistes étrangers ; Boukharine, alors au sommet de sa gloire, préside cette rencontre où notre gars de La Montagne y représente le parti communiste français. Dans sa finalité, cette séance a pour objectif de clarifier les orientations du parti et, en finalité, de jeter l'opprobre sur les déviationnismes, avec un doigt accusateur pointé sur l'un de ses opposants les plus connu : Trotski.
Jean n'est pas dupe de cette manœuvre. Ne pouvant cautionner et adhérer à cette machination, il ose simplement ... s'abstenir.
Cette non-allégeance est immédiatement condamnée par le maître absolu du régime. Fort heureusement, c'est la personnalité de Jean qui sera son meilleur soutien et lui évitera le pire. En effet, Cremet est un autodidacte ; même en sa qualité de représentant des communistes français, il ne représente que lui-même. Comme sanction, il ne suffit que de l'écarter du siège central. Son militantisme peut encore servir le Parti.
Voici notre chaudronnier d'lndret promu VRP de la cause communiste. Dans le plus parfait anonymat et sous des identités constamment modifiées, le Mexique, l'Italie, la Belgique, le Vietnam, la Tunisie entre autres recevront sa visite.
En 1928, Cremet a déjà effectué une première mission en Chine, mais c'est un an plus tard que Jean y retourne avec pour mission d'organiser la résistance du PC chinois à Shanghai.
La Chine ! l'Empire du Soleil levant ! Depuis la naissance de la République chinoise en 1911, bien des choses s'y sont passées.
En 1924, afin de stabiliser le pays et ainsi lutter contre l'impérialisme et le militarisme, le parti nationaliste chinois, le Guomindang, et le Cremet, l'agent secret à la solde de l'Union Komintern, sur ordre de Staline, ont conjugué Soviétique leurs actions.
Certains dirigeants communistes, tel que Mao Zedong, entrent même au comité central du Guomindang. En juillet 1926, le coup de force, lancé par le général Tchang Kai Chek, avec l'aide des organisations ouvrières communistes, est un succès.
L'aile droite du Guomindang a toujours vu d'un mauvais œil cette alliance contre nature avec les représentants du parti communiste soviétique. En avril 1927, à Shanghai, sous la pression de ces derniers, Tchang Kai Chek liquide les milices communistes, les syndicats et le PC chinois. Mao Zedong s'y oppose et organise une résistance intérieure qui atteindra son apogée en 1934 avec la victoire écrasante de Tchang Kai Chek sur les troupes paysannes de Mao et la fuite de ce dernier, « la longue marche » vers les lointains territoires du Shanxi.
Voilà donc dans quel contexte, Jean Cremet arrive à Shanghai en 1928.
Shanghai, ce n'est pas seulement le lieu de rencontres des luttes internes entre Guomindang et Komintern ; c'est aussi le haut-lieu des trafics de toutes sortes ; qu'il s'agisse de prostitution, de trafics d'armes, de plaque tournante de la drogue ; Shang hai, c'est aussi une ville cosmopolite avec ses quartiers japonais, anglais, allemands et français avec leur propre service d'espionnage et de contre-espionnage.
S'imprégner de toute cette ambiance, se plonger dans ce cloaque où chacun épie chacun, où l'ami d'aujourd'hui sera celui qui demain vous livrera à l'ennemi, ressentir cette oppression permanente, seul le talent, mais également toute la rigueur dans la recherche de Roger Faligot et Rémi Kauffer pouvaient nous les ressusciter.
Ajoutons à cela pour notre Haut Breton, que la police française le recherche toujours et que, suite à son abstention d'octobre 1927, l'administration politique d'Etat, la terrible police politique gérée de main de maître par Staline, le Guépéou veille constamment sur lui et sur les personnes qu'il rencontre.
Le croiriez-vous ! Jean déprime. C'est la période des doutes et des regrets. Sa santé, dans ce contexte ne s'améliore pas. De plus, afin de répondre à la pression de plus en forte exercée à son égard, il franchit la ligne jaune et fréquente des milieux peu recommandables. Même si la cause semble juste, alimenter en armes la résistance oblige à bien des compromissions. Tantôt à Hong Kong, tantôt à Kobé, au Japon, tantôt à Singapour : suivre sa piste semble de plus en plus difficile.
Et soudain, plus de Jean Cremet. Plus de René Dillen non plus, l'une de ses dernières identités. Plus aucune trace si ce n'est des bruits bien souvent sans fondement
Mort de maladie dans une quelconque chambre d'hôtel ? Assassinat ? Disparition en mer pendant une traversée vers le Japon ou noyade ?
Cremet a disparu ! Cremet n'est plus !
Si le moment n'était pas si tragique, le commissaire Louis Duclaux, l'un des patrons de la « Surtanche », la police secrète française, aurait pu, à son tour, lancer avec ironie un « As-tu vu Cremet ».
Epilogue ?
3 novembre 1931 : Le « La Fayette », laissant derrière lui la statue de la Liberté, vogue vers les côtes françaises. A son bord, un hôte de marque : un certain André Malraux. Il est accompagné de son épouse du moment Clara. Après une pose à New York. Ils viennent de !'Extrême Orient et plus précisément de Shanghai.
L'homme de lettres est un habitué de l'Asie. Son premier séjour sur ce continent date de 1924. Il y revient en 1925 et se fait remarquer par ses opinions et ses prises de position anticolonialistes et antiimpérialistes.
En 1925 et 1926, accompagné de Clara, il est en Chine. On lui attribue même un rôle actif dans l'alliance, passagère et de circonstance, des polices secrètes soviétiques et chinoises du Komintern et du Guomindang. D'ailleurs deux de ses récents ouvrages font référence aux grèves de 1925 à Canton (Les conquérants) et de l'insurrection de Shanghai de 1927 (La condition humaine)
C'est de ces deux principaux ouvrages qu'il tire cette notoriété
A leur table une troisième personne : portant la quarantaine, petit, le cheveu roux, ne présentant pas une santé florissante. Ce monsieur Thibault, vous l'avez reconnu, n'est autre que Jean Cremet.
Comment est-il arrivé là ?
Comme nous le disions plus haut, André Malraux et son épouse sont de vieux habitués de l'Extrême Orient. Le Shanghai grouillant, que nous avons décrit plus avant, ils le connaissent. Pour les besoins de son ouvrage, André s'est intégré à cette vie, il s'y est fait des relations. C'est ainsi qu'ils font la connaissance de Jean : un être déprimé, sans espoir, déçu par la vie, loin des siens au bord du gouffre. Et là, c'est le déclic. Le solitaire se livre se dévoile à ces deux Français. L'écrivain est enthousiasmé, voire incrédule en écoutant ces révélations. Ce petit homme malingre est un trésor, une véritable source d'inspiration et, ce qui ne gâte rien, il représente pour Malraux un idéal de penser qui lui est proche. C'est ainsi que le couple devient le protecteur et plus tard l'ami de notre petit rouquin.
Les côtes françaises se rapprochent. N'oublions pas la sentence qui pèse sur Cremet. Par bonheur tout se passe bien.
Ouvrons ici une courte parenthèse. Il est étonnant comme à cette époque il est facile de vivre sous une fausse identité. Les ouvrages relatifs à cette période regorgent d'exemples de ce type.
Il ne fait pas bon rester en France. La prudence l'emporte et Jean se réfugie en Suisse. C'est là qu'il y retrouve Louise Clarac, son égérie. Ce séjour ne peut s'éterniser ; il faut trouver une solution. Ils retourneront en France, à Limoges, profitant en cela de l'aide bienveillante de la mère et du beau-père de Louise, M. et Mme Jamet. Jean aurait bien aimé revenir vers son pays nantais, mais la prudence l'emporte sur les sentiments.
Le plus important est, cette fois, de se confectionner une identité en béton. Là encore la famille Jamet trouve la solution. C'est ainsi que Jean prend l'identité d'un vieux militant communiste habitant à quelques kilomètres.
Cremet n'existe plus ; vive Gabriel Pierre Peyrot né à Pons le 5 octobre 1890 ! Quant à Louise elle sera désormais Marie-Thérèse Voisin. C'est sous ces nouvelles identités qu'ils partent s'installer à Bruxelles. Contre toute attente, Peyrot trouve un emploi dans une petite entreprise, la SBAC, et y fait « son trou ».
Sous la cendre, la braise est toujours présente. Il ne suffit que d'un souffle pour qu'elle s'active à nouveau.
Les évènements de 1936
Qui en douterait ! Les grèves de 36 et la victoire du Front Populaire, Jean en a suivi au jour le jour les péripéties et il a applaudi sans réserve la prise du pouvoir par la gauche française. Il a cependant fait preuve d'une certaine passivité. Les ressors seraient-ils cassés ? Les braises se sont-elles éteintes à jamais ?
Ce souffle qui les revigorera c'est André Malraux qui l'apportera.
Depuis son séjour en Chine et notamment à Shanghai, l'écrivain n'a rien perdu de son dynamisme et les causes justes il se doit de les défendre. Avec la plume qu'il manie avec dextérité, mais également par l'action.
Aux élections de février 1936 en Espagne, les partis de gauche unis en un Front populaire remportent la majorité des sièges. Cette union, par le fait des luttes intestines qui l'accablent, laisse vite entrevoir ses faiblesses.
Le 13 juillet, Calvo Sotelo, l'un des leaders de l'opposition est assassiné. C'est l'instant qu'attendaient les Phalangistes et la junte militaire du général Franco pour lancer l'insurrection. L'Europe, et notamment la France, se mêle au conflit.
Malraux s'engage personnellement. Il met sur pied une escadrille et en prend la tête. Mais, il faut aussi des armes pour soutenir l'armée républicaine. Pour ce faire, il faut des relations.
Depuis son arrivée en France !'écrivain a toujours entretenu ses relations avec Jean Crémet, et, il ne suffit que d'ouvrir ses publications de l'époque pour s'en convaincre.
Au contact du petit rouquin, il a beaucoup écouté et beaucoup retenu ; Jean, c'est un peu sa source d'inspiration. Il y a entre ces deux hommes une certaine complicité dans leur analyse de la société ; ils partagent en commun une certaine idée de l'homme et de son combat.
A Shanghai, Cremet n'avait-il pas pour tâche l'approvisionnement en munitions des troupes de Mao ?
Voilà pourquoi Malraux s'en vient trouver notre Bruxellois et lui demande son aide.
Gabriel Peyrot a-t-il un instant d'hésitation ? Est-il permis d'en douter ?
C'est donc avec enthousiasme qu'il se met de nouveau au service de son idéal : la victoire du prolétariat, même si aujourd'hui celui-ci a pris l'accent espagnol.
Et puis ne l'oublions pas, si l'Angleterre et la France apportent leur soutien aux républicains, le Komintern s'est lui aussi engagé dans ce conflit ; c'est d'ailleurs lui qui est à l'initiative des brigades internationales qui, dans un premier temps, freinent les avancées des troupes franquistes.
Mais, car il y a un « mais » : pour l'Etat français comme pour le Guépéou devenu depuis 1934 le bras du commissariat du peuple le NKVD, le dénommé Jean Crémet est officiellement mort depuis un an ou ...supposé tel, puisque son corps n'a jamais été trouvé ou identifié. Les services secrets français en ont été informés par courrier du 11 février ; il aurait été assassiné par les agents de l'Intelligence Service.
Hormis le fait d'user de ses relations dans le monde des marchands de canons, quelle fut l'action de Crémet dans ce conflit ? Le travail d'investigation réalisé en ce domaine par Roger Faligot et Rémi Kauffer laisse planer quelques doutes.
A-t-il participé directement aux affrontements entre les troupes nationalistes et républicaines ? Homme de l'ombre, Jean n'est pas un personnage a laisser beaucoup de traces. D'autre part, s'il était besoin de le rappeler, sa situation relatée ci-dessus ne peut qu'accréditer ces propos.
Au printemps 1937, le voici cependant de retour à Bruxelles. Il n'oublie pas pour autant la lutte des républicains espagnols.
Les aides européennes sont de plus en plus timorées et les enjeux politiques prennent de plus en plus le pas sur les idéaux. Pour des raisons de stratégie politique Staline a diminué ses engagements. Ce n'est pas le cas de l'Allemagne d'Hitler qui, en prenant la maîtrise du ciel assure le succès de la Phalange. La guerre civile gagne en apreté et en violence. La population civile paie un lourd tribut. Qui ne se souvient de cette fin d'avril 1937 et cette pluie de bombes tombant sur Guernica et faisant de nombreuses victimes parmi la population !
Malgré les conseils de modération de Louise, Jean, le défenseur des causes perdues, ne songe qu'à retourner se battre. Usant de ses relations dans le milieu anarchiste français le voici de nouveau à Barcelone. Hélas, cette incursion ne sera que de courte durée et ce n'est que miracle s'il n'est pas arrêté. Il ne doit, à nouveau, son salut que dans la fuite. DAns ce contexte, il est impératif que Jean se tienne sur ses gardes.
10 mai 1940 : Premiers bombardement allemands sur Bruxelles. La panique s'empare de la population. C'est la débâcle. Béthune, Saint-Pol-sur-Ternoise , Abbeville voient défiler chaque jour les réfugiés fuyant la botte allemande. Jean et Louise sont parmi ce flot.
L'invasion de la Belgique par les troupes du Reich n'est pas la seule raison de cet exode. Ces derniers temps les mouvements pro-nazis belges ont redoublé de zèle dans leurs recherches des militants et sympathisants communistes et de fortes présomptions pèsent sur Gabriel Peyrot et sa compagne Marie-Thérèse Voisin.
Une nouvelle fois leur espoir est dans la fuite. Afin de multiplier leurs chances d'échapper aux recherches, ils décident d'un commun accord de prendre des chemins séparés.
Si Louise choisit de retourner à Limoges chez sa mère, Jean opte pour retrouver l'anonymat en se fondant dans ce flot de civils, dans cette marée humaine qui déferle vers le sud libérateur.
Très souvent les portes se ferment à l'approche de cette foule désorientée, cible de choix des hommes de la Luftwaffe. D'abord regardée avec méfiance, elle est vite qualifiée d'hostile par la population.
Pourtant toutes ces portes ne restent pas closes. L'une d'elles s'ouvre pour notre Petit Rouquin : celle de Jacqueline Héroguelle à Saint-Pol-sur-Ternoise.
Par quel miracle ! De quels arguments a-t-il usés afin d'obtenir que cette demoiselle, bien tranquille, lui offre de l'accueillir. Cette jeune femme, de quelque 20 ans sa cadette, vit seule dans cette grande demeure familiale.
Gabriel Peyrot sait valoriser cette hospitalité qui lui est offerte ; il fait très rapidement preuve de sa compétence et de son esprit de débrouillardise. Jacqueline est vite conquise par cet étranger venu de nulle part.
Ce qui est moins prévisible, et quelque peu surprenant chez la sage Jacqueline, c'est que Gabriel et son hôtesse deviennent très rapidement amants.
Devant les évènements qui se précipitent notre homme ne peut rester inactif et communique son besoin d'agir et son dynamisme à sa timorée maîtresse. Bien avant que les troupes de l'envahisseur ne fassent leur entrée et s'installent à Saint-Pol, ils ont lié quelques contacts avec la Résistance locale qui s'organise. Il faut le reconnaître, ce Monsieur Peyrot est un auxiliaire de choix. Ses connaissances dont il fait état dans la langue de Goethe sont des arguments de poids dans le contexte du moment. Il possède également, a-t-il dit, un dictionnaire russe et il parle cette langue couramment. !
Ses riches capacités ne sont pas sans soulever des interrogations. D'où vient cet homme qui a su conquérir aussi rapidement les faveurs de Mademoiselle Héroguelle ? Où a-t-il acquis toutes ses connaissances ? Dans quelles mystérieuses circonstances a-t-il rencontré ces contacts qui lui fournissent des informations pourtant si précieuses aux Francs-Tireurs et Partisans de la Résistance de Saint-Pol ?
Un autre fait provoque également les réserves des résistants : ce personnage inquiète l'occupant et par voie de conséquence, il peut nuire à leurs activités.
Août 1942, un officier allemand, accompagné de 3 hommes, fait irruption au 44 de la rue d'Arras. C'est la mère de Jacqueline, revenue pour quelques jours, qui les reçoit et qui, par une grande présence d'esprit, permet à Gabriel de quitter la maison, de se cacher et, quelques jours plus tard, de s'enfuir et de rejoindre la région parisienne.
Il y retrouve Louise, alias Marie-Thérèse Voisin, qui est revenue habiter chez sa sœur Madeleine.
Et notre Jacqueline ?
En cette fin d'année la Gestapo est aux abois. Même si les arrestations se multiplient les attentats et autres sabotages augmentent. Malheur à celui ou à celle qui tombe entre leurs mains.
La Gestapo, disions-nous, est partout. A Saint-Pol, elle n'a pas oublié son échec lors de sa tentative d'arrestation de Peyrot. Au courant des liens unissant Gabriel à Jacqueline, elle va tenter de faire pression sur celui-ci en arrêtant cette dernière.
Le 27 décembre les hommes du Fürher viennent arrêter la frêle jeune femme au château. Ils comptent bien recueillir de précieuses informations sur Peyrot.
Surprise ! Ils n'obtiennent aucune information digne d'intérêt de cet interrogatoire et Jacqueline est relâchée le 5 janvier 1943. Autre surprise : cette épreuve de la torture, si elle l'a meurtrie dans son corps et dans sa chair, l'a galvanisée et n'a fait que stimuler sa haine de l'occupant.
Informé de cette arrestation, Gabriel la rejoint à Saint-Pol et usant de mille précautions, ils unissent leurs efforts contre l'armée allemande.
Comme dans toutes circonstances similaires, démêler l'écheveau de la période traitant de la Résistance n'est pas chose simple et il faut toute la pugnacité des auteurs de L'hermine rouge de Shanghai pour y retrouver tous les enchevêtrements et les chausse-trapes qui ponctuent l'action de Jacqueline et de Gabriel.
L'enquête menée par nos deux co-auteurs l'atteste et des témoignages d'anciens résistants et des documents officiels en témoignent, ils jouèrent un rôle actif dans des actions de grande envergure. Citons à titre d'exemple, en 1943, la transmission de renseignements importants sur l'implantation d'une rampe de missiles V1, tout près de Saint-Pol sur Ternoise, à Siracourt.
Cela pose même des problèmes de conscience à la douce Jacqueline, lorsqu'elle songe aux conséquences tragiques, sur la population civile, des raids de destruction qui suivront.
Lors de cette période d'une intense activité, Gabriel et Jacqueline changent fréquemment d'adresse. Cette dernière a son pied à terre à Paris, près de la gare du Nord, une maison appartenant à son père. C'est là qu'ils viennent habiter fin 1943 et où vient les rejoindre Louise. Le militantisme les réunissant, les deux femmes cohabitent sans l'ombre d'un nuage.
C'est un autre nuage qui rôde autour d'eux : depuis la fin 1943, Jacqueline est malade. Les séquelles des tortures subies lors de son arrestation et son abnégation dans la lutte contre les nazis ont eu raison de sa santé. Elle est atteinte d'une tuberculose pulmonaire. Une première fois hospitalisée en région parisienne, en mars 1944, elle reprend néanmoins ses activités de résistante. La maladie la rattrape. Fin 1945, elle retourne à Saint-Pol et y décède le 24 novembre.
Les membres de la famille Héroguelle ne se sont jamais montrés très enthousiastes vis à vis de la liaison de Jacqueline. Après sa mort, cette passivité polie se transforme en hostilité à l'égard de Gabriel Peyrot, et ils le lui font savoir par la bouche de la mère de Jacqueline. Face à cette situation, Jean prend le parti de se faire oublier et retourne à Bruxelles où la SBAC l'embauche de nouveau.
Seul, Jean, alias Gabriel, broie du noir ; d'autant plus que, ses relations aidant, il a appris que sa fille unique, Jeannette, sa Nette, aurait péri lors des bombardements de Nantes. Cet esseulement lui pèse.
Est-ce ce moment de déprime qui l'incite à renouer ses relations avec Louise ? Elle le rejoint à Bruxelles. Ils y vivent heureux. Monsieur et Madame Voisin (hé oui ! c'est son nouveau pseudonyme) forment un couple sans histoire. Bravant ses craintes, Jean va même jusqu'à l'emmener en voyage afin de lui faire connaître sa Bretagne.
C'est dans le train, au retour d'un second voyage, en février 1947, que Louise a un malaise. C'est une congestion cérébrale. Elle décède 5 jours plus tard.
Jacqueline, Louise, Sa Nette : le sort s'acharnerait-il sur notre petit rouquin ! L'ange de la mort et devenu un être familier bien encombrant.
Il se confie à Madeleine, la sœur de Louise, qui travaille toujours à la mairie de Vitry tout comme Marcelle qui a milité avec eux lors de la période d'occupation et qui, elle, est affectée au service social.
Cette dernière a également été choquée par la brusque disparition de Louise. Elle fait part à Jean de sa compassion. Celui-ci lui en est reconnaissant. Il l'invite à Bruxelles à la Pentecôte 1947. L'amitié prend une nouvelle tournure et fin 1948 Marcelle vient habiter chez Jean.
Pendant 10 ans leur vie se déroule tranquillement, un peu vide au goût de notre « globetrotter ». Il est vrai que Marcelle a mis ses conditions en venant à Bruxelles : « il est temps de mettre un terme à cette vie de militant ; l'heure de la pause, pour toi, a sonné ». 17 avril 1958, c'est à Bruxelles qu'a lieu l'Exposition Universelle. C'est au pied de l'Atomium que Jean fait la connaissance d'une jeune femme de 21 ans sa cadette.
Elle s'appelle Maria Duchêne. Elle est la veuve du docteur Duchêne ancien résistant, fusillé à Liège en 1944. Elle-même, après la mort de son mari, a rejoint la Résistance.
Le rappel de ce passé qui lui manque rapproche Jean de Maria. Les braises sous la cendre s'activent de nouveau. Ils se retrouvent fréquemment pour revivre ensemble et sublimer ces instants hors du temps. Jean renoue avec le monde de la politique.
Marcelle ne manque pas de s'étonner des fréquentes absences de Gabriel. Redoublant d'attention, elle ne tarde pas à découvrir l'objet de ses rencontres, mais, et surtout, son militantisme renaissant. Il est vrai, hormis la période d'occupation, elle n'a jamais été une chevronnée de la vie militante.
Leur relation s'altère ; en 1960, Marcelle en fait le constat : elle n'a pas été suivie dans sa requête initiale ; pire, il la trompe. C'en est fini, elle retourne à Paris.
Jean de nouveau seul ?
Depuis les mois pendant lesquels il rencontre assidûment Maria, Jean a eu l'occasion de faire connaissance avec sa famille et, petit à petit, a gagné leur confiance et leur sympathie. Cinq années ont passé ; celui qui vit sous le nom de Monsieur Peyrot décide de vivre avec Maria. Il a alors 73 ans. La lecture, sa passion depuis toujours est son passetemps principal. Cependant l'inactivité lui pèse toujours.
Cette fois son besoin de remuer est beaucoup plus en relation avec son âge. Ce seront les voyages. Et dans ce cas, les vieux souvenirs remontent à la mémoire, ce sera la Bretagne, mais et surtout Pornic, Gourmalon, la Birochère, la villa familiale et ... au détour d'une rue ...pourquoi pas ! ... l'ombre de Vladimir llitch Oulianov.
Monsieur et madame Duchêne (hé oui ! c'est son nom de touriste. On ne se montre jamais trop prudent !) y coulent des jours heureux.
Comble du bonheur, il a appris il y a peu de temps que sa Jeannette n'est pas morte comme on le lui avait dit. Hélas ! Quels arguments présenter pour sa défense à cette sa fille qu'il a laissée sans nouvelle depuis 35 ans et pour qui il est officiellement décédé depuis bientôt 30 ans ! Le baroudeur, l'homme qui a su affronter les pires difficultés, se jouer des intrigues les plus touffues, Jean Crémet recule. Jean n'ose pas ; il rebrousse chemin.
Au retour de ces voyages, Maria présente officiellement Jean à sa famille. L'accueil est chaleureux. L'adoption est quasi instantanée. Ce monsieur Peyrot est un homme posé et cultivé. Maria sera heureuse avec lui.
Huit années se sont écoulées. Notre aventurier a beaucoup perdu de son dynamisme. Son seul déplacement important est pour la Tunisie, en 1969, pour se recueillir sur la tombe de ses parents, mais, et surtout, pour y retrouver sa sœur Jeanne, devenue Madame Caniparoli. Hélas, celle-ci a quitté Ferryville et est retournée dans la banlieue nantaise.
Les évènements nationaux ou internationaux le captivent et il n'est pas avare de commentaires toujours aussi percutants. Son seul regret, est de les vivre passivement.
Jean est un être cultivé. Son amour de la lecture est resté intact. Cette culture littéraire, liée à la richesse en rebondissements que fut son existence, en font un orateur exceptionnel. Grâce à ce talent, il s'est constitué un petit cercle d'amis fidèles qui viennent écouter quasi religieusement, les péripéties des quelques passages de sa vie qu'il veut bien leur confier ; le tout agrémenté, comme il se doit, d'appréciations pas toujours nimbées d'objectivité, mais toujours prisées par l'auditoire. Le curé de Libin ne fait-il pas partie de ses fidèles !
Ce n'est pas une surprise, Lénine, son ami de Pornic, est souvent mentionné.
5 mars 1973, Gabriel file sur ses 82 ans. Il éprouve de plus en plus de difficultés respiratoires et est victime d'un sérieux malaise. L'alerte est chaude.
Moins de 3 semaines plus tard, le 24 mars, cette fois c'est la fin. Maria le fait enterrer, afin que la mort ne les sépare pas, dans le tombeau de la famille Duchêne, à Libin, dans la banlieue bruxelloise. Selon la volonté du défunt la cérémonie des obsèques a lieu sans fleurs ni couronnes et dans la plus stricte intimité.
Jean quitte le monde des vivants en petit père tranquille comme le plus commun des mortels.
Le mot de la fin en guise d'épitaphe
Fin bien banale en vérité pour ce grand voyageur aux multiples vies. Ne mériterait-il pas un dernier coup d'éclat ?
Ce coup d'éclat existe. Nous le devons à Jeannette sa fille chérie. Si, cette fois il n'en est pas l'acteur, il en est par contre la victime ... j'ajouterai ... consentante. Ceci donne un éclairage particulier à son comportement lors de ses tentatives de rencontrer Jeannette dans les années 1965.
Revenons quelques années en arrière
En 1947, Jean ne peut se résoudre à la mort de cette fille tant aimée et se lance dans de nouvelles investigations avec le secret espoir de découvrir que les informations relatives à sa disparition sont erronées.
Au fond de lui, il a même la certitude qu'elle est encore vivante. Est-ce l'une des raisons de son voyage avec Louise dans ce pays de Retz, qui lui rappel tant de souvenirs !
Fin 1948, ses recherches portent leur fruit : Jeannette serait vivante.
Afin de lever le moindre doute, il fait alors une première tentative et adresse à sa fille une lettre, accompagnée d'une photo. Cette photo ayant pour but de justifier l'authenticité de l'expéditeur - N'oublions pas que Jeannette et sa mère n'ont eu aucune nouvelle depuis 1930 et le croient mort depuis 1936 -. Dans cette lettre il lui demande de venir le rejoindre à Bruxelles.
Cette missive restera sans réponse.
Il fait une seconde tentative, avec la même invitation, mais cette fois il se propose de venir chercher Jeannette à Nantes. Le lieu du rendez-vous est même fixé : ce sera place de la Petite Hollande.
Une nouvelle fois, il n'y aura pas de suite. Les années passent ...
Jusqu'en 1955, Jeannette vit avec sa mère. C'est à cette date que cette dernière répond aux avances de Pierre Hureau, veuf de sa première femme. Elle l'épouse le 25 février 1955 et part habiter avec lui à La Montagne.
Jeannette reste seule à Couëron où elle exerce le métier de sagefemme et d'infirmière libérale. C'est ici qu'elle désire vivre entourée de sa clientèle attitrée.
En 1958, elle reçoit une lettre d'une certaine Marcelle habitant Bruxelles. Dans cette lettre, cette Marcelle lui parle de son père malade et lui mentionne, sans le lui reprocher, les précédentes lettres restées sans réponses.
Jeannette est bouleversée. Elle n'a jamais eu connaissance de cette correspondance. Son père ! Quel père ? Voilà plus de 20 ans qu'il est officiellement décédé. Elle ne comprend pas.
Les explications elle les aura beaucoup plus tard, au décès de son oncle Gustave qui lui livrera avant de mourir ce secret. Ecoutons-le : « Jeanne, il faut que je me libère d'un secret qui me pèse : ta mère me l'a raconté, elle a revu ton père après la guerre.»
Nous sommes en 1947, Jeanne rentre au domicile familial. Elle vient d'effectuer un accouchement assez pénible et monte dans sa chambre pour s'y reposer. C'est l'heure du facteur. Elle aperçoit le facteur remettre une lettre à sa mère et ne s'en préoccupe pas ; elle est fatiguée et n'a qu'un désir c'est de se reposer. Si, par hasard, cette lettre lui est destinée, elle en prendra connaissance plus tard.
Alphonsine en prenant cette lettre a un moment de recul, elle blêmit. Cette écriture, elle la reconnaît. Jean ! Est-ce possible ! Bien sûr, c'est à sa fille qu'il adressait sa quasi-totalité de ses courriers ! Mais aujourd'hui, depuis si longtemps, pourquoi à elle ? La curiosité est trop forte. Elle ouvre la lettre et découvre avec stupéfaction l'invitation de Jean. Sa décision est : non ! Jeanne ne lira pas cette lettre !
A l'arrivée de la seconde lettre, elle prend une autre décision.
Place de la petite Hollande Jean est là, mais ce n'est pas sa Jeannette qui vient à sa rencontre, mais Alphonsine, « sa veuve ». Que se sont-ils dit ? Alphonsine, on l'imagine volontiers ne manque pas d'arguments pour repousser cette initiative et exposer les conséquences de telles retrouvailles pour leur fille. Elle a été cruellement marquée par sa disparition, faut-il qu'elle le soit à nouveau par sa réapparition !
Alphonsine a, de toute évidence, su trouver les mots justes, ses arguments sont semble-t-il convaincants puisque Jean repart seul vers Bruxelles.
Suite à cette visite en pays nantais, Jean, à présent, le sait : sa Nette est bien vivante, elle a une situation, mais, il en est convaincu, il ne la reverra plus.
Comme nous l'avons vu plus avant, ce n'est que 10 ans plus tard que Jeannette apprend l'existence de ce père trop tôt disparu. Contre toute attente, elle n'ose franchir le pas.
En 1991, Roger Faligot et Rémi Kauffer travaillent sur leur livre « As-tu vu Cremet. » C'est dans ces circonstances qu'ils rencontrent Jeanne. La narration de la vie de Jean est pour elle une découverte. Voulant lui apporter leur aide, ils lui proposent de l'emmener à Bruxelles se recueillir un instant sur sa tombe. Elle ne peut s'y résoudre et refuse cette offre. Elle désire garder intacts ses souvenirs.
Alain Ordrenneau